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C'est la nature qui a commencé !
qui a peur des ogm ? - par C. P. L. dans mensuel n°327 daté janvier 2000 à la page 39 (4072 mots)
De même que des mots passent d'une langue à l'autre, dans la nature, il arrive que des gènes passent d'une espèce à l'autre. Cela s'est par exemple produit, au cours de l'évolution, avec des virus qui se sont introduits dans le tabac. Que nous apprennent ces invasions naturelles ?
Au début des années 1980, des Californiens se révoltèrent contre les modifications génétiques des plantes cultivées. Je me rappelle une attaque d'activistes contre une culture expérimentale de fraises. La modification génétique testée ne portait pas sur les fraisiers mais sur des bactéries qui vivent à leur surface. Ces bactéries produisent une protéine qui sert d'agent de nucléation de la glace. Le gène codant cette protéine avait été supprimé pour vérifier s'il était possible - dans cette niche écologique - de remplacer les bactéries sauvages par ces mutants pour protéger les fraises contre le gel. Les Européens observaient, sidérés, ce qui leur paraissait être une réaction hystérique : après tout, les bactéries en question n'exprimaient pas même un gène nouveau et étranger, puisqu'on s'était borné à leur en enlever un ! Quel danger y avait-il à cela ? Quinze ans plus tard, nous avons été confrontés par surprise à une invasion silencieuse, mais massive, du marché par des plantes génétiquement modifiées PGM. On estime que 70 % du soja cultivé aux Etats-Unis en 1999 est transgénique, les deux autres principales cultures transgéniques étant le coton et le ma•s. Les gènes étrangers introduits dans ces plantes sont tous deux d'origine bactérienne et permettent une augmentation des rendements. Le premier confère en effet à la plante une résistance aux herbicides. On peut donc éliminer les mauvaises herbes par application d'un désherbant après le semis. Le second commande la production par la plante de protéines insecticides, ce qui la protège contre ses ravageurs. Retournement de situation : désormais, les Européens ne sont plus sidérés, ils ont pris la tête de la révolte, et les craintes à l'égard des PGM gagnent à nouveau les Etats-Unis.
Le débat sur les PGM est complexe, et suscite des inquiétudes sur plusieurs aspects imbriqués. Il s'agit de savoir si leur consommation est dangereuse pour la santé humaine, et si les plantes transgéniques, en entrant dans la chaîne alimentaire, risquent de nuire à des organismes innocents. La question se pose aussi du risque de pollution génétique, c'est-à-dire de la dissémination des transgènes dans les espèces sauvages, avec la perspective d'une perturbation de la diversité génétique des écosystèmes. Le dernier sujet d'inquiétude, le principal aux yeux de certains, est la mondialisation : le risque que quelques grandes firmes contrôlent les moyens de production alimentaire, exploitent les agriculteurs pauvres en leur vendant des semences brevetées et très cožteuses, et pillent les gènes du tiers-monde. Nous nous sentons menacés par la grande industrie, soupçonnée de collusion avec les autorités nationales pour obtenir la mise sur le marché de plantes transgéniques sans essais de sécurité appropriés.
De plus, nous avons peur d'une technologie perçue comme venue d'ailleurs et non naturelle. Pourtant, on ne peut pas dire que les PGM soient non naturels : de fait, chaque fois que l'on tire une bouffée de cigarette pour ceux d'entre nous qui sont encore assez désuets pour fumer, on inhale les produits de combustion d'un PGM naturel qui est apparu quelque part dans les Andes il y a plusieurs millions d'années. Dans notre laboratoire londonien, Andrew Leitch et moi-même étudions l'origine évolutive de fragments de gènes viraux que nous avons découverts dans le tabac et dans quatre plantes apparentées. Comment s'est produit ce très ancien " accident " génétique ? Pourquoi s'est-il perpétué pendant l'évolution ? Les réponses à ces questions permettront peut-être de mieux évaluer les risques d'une dissémination des transgènes artificiels vers les plantes sauvages.
Les gènes passent des parents à leur descendance : c'est la transmission verticale. Lors de la réplication de l'information génétique, il se produit des erreurs naturelles dues au hasard - les mutations - à l'origine de la variabilité génétique. L'effet cumulé de la sélection naturelle, qui favorise les plus adaptés des descendants, est le moteur du changement, qui peut aboutir à l'apparition d'une espèce nouvelle. C'est l'évolution, telle que l'a formulée Charles Darwin, confortée par la découverte des gènes par Gregor Mendel, éclairée par la compréhension du rôle de l'ADN et par la connaissance du mécanisme des mutations. De la même manière, les langues évoluent sur un mode de transmission verticale, génération après génération. C'est ainsi qu'on est passé, par exemple, de l'anglais de Chaucer à celui de Shakespeare, puis à l'anglais moderne.
Mais, de même que les langues incorporent et assimilent couramment des mots étrangers " robot " vient du tchèque, " magie et acrobate " du grec, " guérilla " de l'espagnol..., les organismes vivants peuvent acquérir naturellement des gènes venus d'autres espèces : c'est la transmission horizontale.
Le transfert horizontal de gènes est fréquent chez les bactéries. Parmi les instruments de ce transfert figurent les plasmides, molécules d'ADN circulaires qui se répliquent indépendamment du chromosome bactérien et codent leur propre transfert, même entre des espèces bactériennes non apparentées. C'est la conjugaison bactérienne. A la différence des virus, les plasmides ne tuent pas la cellule qu'ils occupent. Ce sont, eux aussi, des parasites dont l'évolution vise à assurer la survie. Parfois, grâce à des gènes sauteurs les transposons, ils acquièrent chez leur hôte de nouveaux gènes qui confèrent, après la conjugaison, un avantage à la bactérie receveuseI. C'est le cas de la résistance aux antibiotiques. Les bactéries du sol fabriquent des antibiotiques qui sont des armes chimiques contre leurs concurrentes. Depuis des temps immémoriaux, les gènes de résistance aux antibiotiques, qui équipent ces bactéries d'antidotes contre leurs propres toxines, ont été transférés naturellement d'une bactérie à l'autre, par l'intermédiaire de plasmides qui les avaient acquis grâce à des transposons de l'hôte. Le recours excessif aux antibiotiques, pour combattre les maladies infectieuses et pour accélérer la croissance du bétail, a conduit à l'apparition de nouvelles bactéries pathogènes multirésistantesII. Le plus souvent, la résistance ne résulte pas de mutations de novo transmises verticalement, comme dans le schéma néodarwinien, mais de la dissémination de gènes d'antibiorésistance dans des bactéries pathogènes. Ces gènes sont acquis naturellement par les germes pathogènes. Et s'ils se répandent, c'est grâce à une sélection artificielle favorisée par leur nouvel avantage génétique, lequel n'est d'ailleurs nouveau qu'en raison de la nouvelle utilisation de ces antibiotiques pour combattre les maladies infectieuses.
La plupart des plantes transgéniques possèdent les gènes de résistance aux antibiotiques qui ont servi à identifier les cellules végétales ayant effectivement incorporé le " transgène " d'intérêt agronomique voir l'article de Francine Casse p. 35 . On s'est inquiété à l'idée que la consommation de ces plantes pourrait permettre à des bactéries pathogènes d'acquérir une résistance aux antibiotiques. Comme on l'a vu plus haut, il est très probable que la transmission entre bactéries est plus efficace. Mais il y a là une leçon à retenir en ce qui concerne la pollution génétique : la dissémination des gènes dans la nature, par croisement entre des plantes transgéniques et des variétés sauvages cousines, doit-elle inquiéter dans tous les cas ? Ou les craintes ne se justifient-elles que si ce transfert confère un avantage sélectif à la plante receveuse ?
La transmission horizontale peut aussi se produire à une échelle plus vaste que le simple transfert de quelques mots ou gènes : la langue anglaise, née de l'invasion normande en 1066, est un hybride qui réunit les mots du français normand et de l'anglais ancien au caractère plus germanique. Et les mots venant de ces deux sources et désignant le même objet ont acquis des fonctions nouvelles. Ainsi, pour des animaux comme le porc, le mouton et le boeuf, les vieux mots anglais pig , sheep , ox se sont conservés pour désigner l'animal vivant, dont l'élevage revenait aux paysans anglo-saxons. Tandis que les mots d'origine française pork , mutton , beef se sont spécialisés pour désigner la viande de ces mêmes animaux, mets de l'aristocratie normande.
De grandes " invasions normandes " sont fréquentes parmi les plantes : on estime que le tiers environ des espèces végétales vivantes ont évolué à partir d'hybrides naturels. Au contraire des hybrides animaux, comme le mulet croisement du cheval et de l'âne, les plantes hybrides ne sont pas forcément stériles. Les sélectionneurs de végétaux ont abondamment exploité cette propriété. Ainsi, le blé moderne comporte de longs fragments d'ADN d'une autre céréale, le seigle. Et ce n'est pas le résultat des techniques de génie génétique mais simplement, au début du siècle, des moyens classiques de la sélection végétale : on a croisé le blé avec le seigle, puis on a opéré des rétrocroisements répétés entre l'hybride et le blé. Le résultat est assez proche de celui qui aurait été obtenu par manipulations génétiques, même si la technique est différente.
Des invasions encore plus importantes se sont produites dans la nature il y a 1,5 milliard d'années lorsqu'une cellule en a avalée une autre. La cellule avalée a gardé une identité distincte et s'est transformée en organite : ce sont les mitochondries et, chez les plantes, les chloroplastesIII. Progressivement, à mesure que ces associations cellulaires évoluaient, des gènes des organites sont passés horizontalement, à l'intérieur de la cellule, jusqu'au génome du noyau. Arrivés là, s'ils gardaient leur fonction et si la protéine dont ils commandaient la synthèse pouvait revenir à l'organite auquel elle était nécessaire, la pression de sélection n'exigeait plus que ces gènes restent dans l'organite, et le génome de celui-ci s'est donc régulièrement réduit. Les programmes de séquençage du génome révèlent que, si l'on remonte encore plus loin dans le temps, notre représentation de la phylogénie bactérienne se déforme à mesure que l'on acquiert la preuve de transferts géniques horizontaux entre bactéries1.
Dans le langage, les mots ne sont pas tous acquis naturellement : certains sont inventés, en recombinant des racines puisées dans le vocabulaire classique grec et latin. C'est le cas par exemple du mot " graphème ", qui désigne les symboles graphiques de cette page, lesquels servent à encoder les " phonèmes " prononcés si la page est lue à haute voix. A l'usage, beaucoup de graphèmes recombinants, comme téléphone ou télévision, ne provoquent plus aucune gêne et sont perçus comme quasi naturels.
De la même manière, les PGM qui portent les gènes d'autres organismes résultent d'une transmission horizontale artificielle de gènes recombinants. Dans une étude pilote, nous avons fabriqué des plants de tabac transgéniques résistants aux virus. Nous avons inséré dans l'ADN de la plante un gène de réplication virale et nous l'avons modifié de façon à empêcher les virus invasifs de synthétiser la protéine nécessaire à leur réplication. L'expérience a fonctionné comme prévu : les attaquants des plantes transgéniques n'ont pas pu s'y multiplier2,3.
Curieusement, c'est à ce moment que nous avons découvert, dans les plants de tabac non modifiés, des séquences d'ADN très similaires à celles que nous avions introduites artificiellement, et présentes à des centaines d'exemplaires4 ! Nous avons trouvé les mêmes séquences dans trois autres espèces végétales, toutes trois très proches du tabac5. Ces séquences étaient-elles vraiment d'origine virale, et étaient-elles apparentées les unes aux autres ?
La comparaison des séquences d'ADN est un puissant outil d'étude de la phylogenèse, c'est-à-dire de la construction des arbres généalogiques établissant les liens entre organismes. La puissance de cette méthode est illustrée par la comparaison du verbe " aimer " au présent de l'indicatif dans huit langues latines modernes et en latin. Il n'est pas utile de bien connaître ces langues, ni même de savoir que le latin en est l'ancêtre commun, pour repérer que c'est le sarde qui ressemble le plus au latin ; que l'espagnol et le portugais sont les deux langues les plus proches l'une de l'autre et qu'avec l'italien elles viennent en deuxième position pour la ressemblance au latin ; que le provençal et le catalan constituent une autre paire de langues soeurs, mais plus éloignées du latin, et que le français, bien que nettement apparenté au latin, en est encore plus éloigné et qu'il est distinct de toutes les autres langues. Bien qu'il s'agisse d'une langue latine, le roumain montre que ce type d'analyse peut également mettre en évidence des transmissions horizontales : dans le cas présent, la langue est influencée par ses voisines slaves pour le verbe mais, pour ce qui est des noms, " amour " se dit amor et " amoureux " ou " amant " se dit amante .
Nous avons constaté que les séquences d'ADN que nous avions découvertes dans le tabac et les plantes voisines étaient toutes fortement apparentées et qu'en outre elles étaient très proches d'une sous-sous-famille de virus présents dans le Nouveau Monde, là où le tabac était apparu. Ces espèces végétales portaient toutes ces séquences virales au même emplacement d'un chromosome homologue. Elles étaient donc forcément issues d'un seul et même événement6,7.
Nos résultats semblent indiquer qu'il y a environ cinq millions d'années un puceron a piqué une plante et lui a transmis le virus. Certaines cellules infectées ont survécu mais pas avant qu'une séquence virale se soit insérée en plusieurs exemplaires dans un seul chromosome. Ainsi génétiquement modifiées, les cellules végétales ont dž donner naissance à des cellules d'où sont issues des fleurs qui ont produit des graines porteuses de ce nouvel ADN. Ces graines ont germé et de nouvelles plantes sont apparues. Que ce soit par hasard ou en raison d'un nouvel avantage ainsi acquis, les plantes porteuses de ces gènes ont fini par prédominer, et tous les représentants de l'espèce ont fini par avoir les nouveaux gènes. Cette espèce végétale était l'ancêtre lointain dont l'évolution a abouti aux quatre espèces distinctes aujourd'hui porteuses de ces séquences.
Si la domination de la nouvelle plante était due au hasard, elle n'a pu se produire que dans une population fondatrice de très petite taille. Si elle a résulté d'un avantage acquis, on en est réduit aux hypothèses quant à sa nature : le transfert génique accidentel a peut-être donné naissance à des plantes résistantes à l'infection virale par des mécanismes similaires à ceux que nous avions mis en place expérimentalement. Bien que désormais inertes, les anciennes séquences virales ne l'ont peut-être pas toujours été.
Il n'est pas très étonnant d'avoir découvert des séquences d'ADN viral dans des plantes. Les virus sont des agents très performants pour introduire des gènes dans une cellule. Cela n'a pas échappé aux chercheurs qui utilisent des virus animaux comme vecteurs de thérapie génique. De plus, la nature est riche d'exemples de bactéries et d'animaux dont le génome contient de l'ADN viral. Chez l'animal, le cycle de vie de certains virus à ARN, les rétrovirus, passe par l'insertion d'une copie de cet ARN sous forme d'ADN en un site cible de leur hôte. Certains virus à ADN, les pararétrovirus, se répliquent en passant par un ARN intermédiaire et, comme les rétrovirus, ils peuvent copier cet ARN sous forme d'ADN. Mais à la différence des rétrovirus, ils ne sont pas programmés pour s'intégrer à l'ADN de leur hôte. Pourtant, on a récemment découvert des pararétrovirus dans le génome de la banane et du tabac. Chez les plantes, ce type de transfert génétique horizontal pourrait être plus fréquent qu'on ne le pensait8,9,10.
Existe-t-il d'autres exemples de transfert génétique horizontal vers les plantes ? Absolument. Des bactéries du sol, les agrobactéries, font naturellement des manipulations génétiques. Elles portent un gros plasmide. Lorsqu'elles infectent une plante blessée, une partie de ce plasmide est transférée dans les cellules végétales. Ces dernières expriment alors des gènes bactériens commandant la synthèse d'enzymes, avec pour conséquence la formation d'une tumeur bénigne, la maladie du collet et des racines. C'est ce transfert génique naturel que les biologistes mettent à profit dans l'une des techniques de fabrication de plantes transgéniques. On modifie les bactéries en ajoutant le gène voulu et ce sont elles qui transfèrent ce gène aux cellules végétales, à partir desquelles on régénère une plante transgénique. Là encore, la nature a fait elle-même l'expérience, pour produire des plantes génétiquement modifiées. Dans la tumeur bactérienne du collet et des racines, l'ADN bactérien ne s'introduit en principe que dans une partie de la plante. Mais, à un moment ou à un autre de l'évolution, ce tissu tumoral a dž transmettre l'ADN bactérien, via la lignée germinale, à un ancêtre du tabac et des espèces apparentées qui sont toutes porteuses de ces séquences11.
Un ancien précurseur du tabac a donc acquis, à des moments différents, des séquences de deux virus non apparentés et celle de l'agrobactérie puis, par spéciation, il a donné naissance au tabac et aux espèces voisines. Comme les plantes s'hybrident facilement entre espèces proches, ces événements peuvent donc aussi se transmettre d'une espèce à l'autre. Mais on connaît l'histoire classique du monsieur rationnel qui a perdu ses clés dans la rue la nuit et qui ne les recherche que sous les réverbères, seul endroit où il pourrait les voir. De la même façon, les événements naturels correspondant à un transfert génétique horizontal au cours de l'évolution des plantes n'ont jusqu'à présent été détectés qu'au hasard de l'éclairage apporté par des expériences particulières. C'est peut-être pour cette raison que le tabac, plante très étudiée, paraît avoir été sujet à tant de transferts géniques horizontaux.
Comment savoir si le transfert horizontal de gènes vers les plantes est très répandu dans la nature ? Une étude révèle une vague massive, et relativement récente, de transferts horizontaux depuis les champignons vers les mitochondries des végétaux12. Là encore, l'ADN transféré est très mobile car il code une enzyme qui reconnaît et excise une séquence bien précise, et très conservée, d'ADN mitochondrial. Pour réparer cette coupure, l'élément mobile est copié dans ce nouveau site. On ignore encore tout de l'agent qui a, en tant d'occasions indépendantes, transféré cet ADN des champignons vers des plantes.
L'aboutissement de plusieurs projets de séquençage génomique, dont celui, imminent, de la plante Arabidopsis thaliana , ont conduit Avraham Levy et Eitan Rubin, de l'Institut Weizmann en Isra‘l, à tourner sur l'obscurité de notre ignorance la pleine puissance des projecteurs de la bioinformatique13. Leur but était de rechercher de façon systématique de tels phénomènes de transfert horizontal. Ils estiment que si ces événements sont assez fréquents, certains d'entre eux se sont peut-être fixés dans le génome de diverses espèces, et que s'ils sont suffisamment récents de 10 à 20 millions d'années, ils pourraient être restés assez similaires pour être détectés. Ces chercheurs se sont donné des critères stricts, imposant de laisser de côté l'ADN des virus, des mitochondries et des chloroplastes, et de ne prendre en compte que les séquences présentes dans seulement deux règnes* au-delà, il y aurait possibilité d'une transmission verticale à partir d'un ancêtre commun. Ils ont comparé les bases de données sur les plantes, les animaux, les bactéries et les champignons. Leur analyse n'a trouvé qu'un nombre étonnamment faible d'exemples de transmission horizontale de gènes entre règnes, dont deux étaient déjà connus : l'un était celui, évoqué plus haut, du transfert génique des agrobactéries vers le tabac. Résultat rassurant : c'est le seul exemple connu d'un tel transfert génétique vers des végétaux supérieurs. Leur travail a également retrouvé l'autre exemple connu, celui d'un transfert de gène bactérien vers des champignons ; il s'agissait en l'occurrence du transfert d'une xylynase - une enzyme dégradant les sucres qui pouvaient être utiles aux champignons. Parmi les quelques cas découverts, il n'y avait pas d'exemple convaincant d'un transfert de gènes depuis des plantes vers des mammifères. On est donc porté à penser que, malgré les grandes quantités d'ADN végétal ingérées par les mammifères au cours de l'évolution, aucun transfert génique horizontal ne s'est fixé dans une espèce.
Ce ne sont sans doute pas les occasions de transfert horizontal qui limitent la fréquence du phénomène dans la nature. C'est plutôt le rejet de la " greffe génétique ", quand elle n'offre aucun atout dans la dure arène de la sélection naturelle. L'espéranto est l'exemple d'une langue " fabriquée " avec des objectifs admirables, mais comme elle n'offre aucun avantage sélectif, elle n'est guère parlée. A l'inverse, et malgré la vive résistance opposée par les puristes, de nouveaux mots s'installent dans la langue parlée, en raison de la forte pression de sélection exercée par la culture populaire. En dépit de l'Académie française, des mots anglais comme " week-end " ou " snack-bar " ont depuis longtemps fait leur entrée dans le dictionnaire. L'Académie a proposé baladeur pour Walkman, mais sans succès, et des mots proposés plus récemment pour le vocabulaire d'Internet toile pour Web , mel ou courriel pour e-mail ou courrier électronique, cédérom pour CD-ROM n'ont pas, eux non plus, réussi à supplanter les envahisseurs étrangers. Que peut-on en déduire pour la pollution génétique ?
Des gènes étrangers peuvent-ils s'échapper dans la nature à partir de plantes transgéniques ? Lorsqu'elles sont cultivées dans des régions où des plantes sauvages apparentées sont endémiques, c'est certain, et le phénomène sera difficile à contenirIV. C'est le cas en Europe pour le colza et les espèces sauvages proches, mais pas pour le ma•s, qui n'y a pas de cousins sauvages. Mais les cultures transgéniques ne sont pas les seules à laisser échapper des gènes. Du fait de la sélection dont elles ont été l'objet, et même de l'existence d'hybrides interespèces comme entre le blé et le seigle, les plantes cultivées sont déjà génétiquement différentes des variétés sauvages. La pollution génétique par transfert de gènes des plantes cultivées vers leurs cousines sauvages remonte donc aux débuts de l'agriculture. Mais les plantes cultivées n'ont pas la robustesse des variétés sauvages, et ne réussiraient pas dans la lutte pour la survie qui se déroule hors champ. Ce sont des variétés délicates, et leur destin serait celui de l'espéranto.
Les gènes de résistance aux herbicides vont-ils se répandre et provoquer l'apparition de super mauvaises herbes ? Avec l'avantage qu'ils confèrent, vont-ils prospérer et se répandre comme le mot " Walkman " ? Les variétés sauvages qui acquerront ces gènes par des croisements interespèces survivront aux désherbants et se multiplieront. L'herbicide deviendra donc rapidement de moins en moins efficace et devra être remplacé par un autre. En revanche, l'acquisition des gènes n'apporte aux plantes hors champ, et non soumises au traitement herbicide, aucun avantage sélectif leur permettant de proliférer. On voit donc mal comment elles pourraient perturber l'écosystème naturel. En fait, une résistance aux herbicides peut apparaître spontanément, aussi bien chez les mauvaises herbes que chez les plantes cultivées, simplement par sélection de mutations aléatoires, après l'application répétée d'un même herbicide. On le sait depuis cinquante ans14. Mais cela n'a pas eu d'effets écologiques indésirables.
Il se parle quelque 6 000 langues à travers le monde, mais beaucoup sont au bord de l'extinction et il n'en survivra probablement guère plus de 3 000 à la fin du siècle prochain. La menace tient en grande partie à l'invasion des grandes langues mondiales, par assimilation culturelle. De même, des envahisseurs végétaux, souvent introduits par des jardiniers, sont une menace pour les plantes indigènes et peuvent modifier profondément la biodiversité des écosystèmes naturels. Ces envahisseurs ne se répandent pas pour la seule raison qu'ils sont étrangers, mais seulement s'ils ont un avantage compétitif, acquis par sélection naturelle dans leur habitat d'origine. Ces " étrangers " peuvent aussi s'hybrider avec les espèces indigènes. C'est une pollution génétique, non pas gène par gène, mais à l'échelle du génome entier. Et cela n'a rien à voir avec les PGM.
Les techniques de génie génétique ne sont donc pas intrinsèquement dangereuses, ni foncièrement différentes de ce qui se passe dans la nature ou avec les techniques classiques de sélection des espèces en agriculture. Il ne faut pas être éclectique dans le choix de nos craintes : les nouvelles technologies doivent être évaluées de manière rationnelle et informée, et replacées dans le contexte des menaces plus sérieuses que font peser sur les écosystèmes l'activité industrielle et les cultures actuelles, saturées d'herbicides, de pesticides et autres produits chimiques. Cela dit, bien qu'ils ne soient pas par essence plus dangereux pour l'homme que les produits de notre agriculture intensive, il ne serait pas raisonnable d'affirmer que toutes les PGM sont par nature sans danger. Les aliments qui en contiennent doivent faire l'objet des mêmes précautions que tous les aliments nouveaux et doivent être clairement étiquetés pour que les consommateurs puissent faire leur choix, comme pour les produits issus de l'agriculture biologique.
Quant à savoir si la mondialisation et les fusions industrielles menacent la libre concurrence, cela sort du domaine du présent article, et la question ne se borne pas à l'industrie agroalimentaire. Les gouvernements ont le pouvoir d'imposer des réglementations antimonopole et de s'opposer à toute exploitation malhonnête. Il existe aujourd'hui une mode antiscientifique et une tendance au repli sur le mysticisme et la superstition. Les gens n'ont pas de connaissances scientifiques de base, notamment en biologie. La société change, la culture change, la langue change, les espèces changent, et cela nous désole car nous sommes des sentimentaux.
Par C. P. L.
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LA MÉMOIRE |
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Les dedales de la memoire
voir dans le cerveau - par Leslie G. Ungerleider dans mensuel n°289 daté juillet 1996 à la page 70 (2928 mots)
Où est emmagasinée dans le cerveau l'information qui indique que les bananes sont jaunes ? Ou encore que les chevaux galopent ? Nombre d'études utilisent l'imagerie fonctionnelle pour explorer la mémoire humaine. Il est ainsi possible de suivre l'activité cérébrale lorsqu'une personne apprend un geste simple ou retient un numéro de téléphone pour quelques secondes. Et de comparer les images obtenues chez l'homme avec la somme de connaissances accumulées chez l'animal, en particulier chez les singes.
L'imagerie du cerveau humain a connu une croissance explosive. Dans certains cas, l'objectif est de dresser des cartes du cerveau : on assigne des fonctions précises aux différentes structures, selon qu'elles sont activées ou désactivées lors d'une tâche donnée lire un mot, entendre un son, bouger le petit doigt.... Mais pour nous, chercheurs en neurosciences, il est aussi crucial de comprendre les mécanismes sous-jacents à l'échelle des neurones qui se cachent derrière ces changements d'activité. Dans cette optique, que nous apprend l'imagerie cérébrale sur la mémoire ? Le tableau réserve quelques puzzles et surprises1.
Gardons à l'esprit qu'avec l'imagerie cérébrale, nous ne mesurons pas l'activité des neurones, mais des modifications du flux sanguin dans le cerveau en tomographie par émission de positons, TEP, par exemple ou de l'oxygénation du sang en imagerie fonctionnelle par résonance magnétique, IRMf. Le lien entre ces changements hémodynamiques et les processus physiologiques n'est pas encore très clair. Autre limite : les faibles précisions dans l'espace environ 2 mm pour l'IRMf et dans le temps délai de 4 à 8 secondes de l'imagerie, comparées à celles obtenues dans les études chez l'animal en mesurant directement l'activité électrique des neurones. Pourtant, l'imagerie fonctionnelle permet d'étudier le cerveau humain au travail et, on l'espère, de combler le fossé entre les expériences chez l'animal en particulier le singe et les observations chez l'homme.
Prenons le cas de la mémoire visuelle. Comment nos connaissances sur les objets forme, couleur, emplacement, mouvements, etc. sont-elles stockées dans le cerveauI ? Les informations en provenance de la rétine arrivent à l'arrière du cortex cérébral, dans le cortex visuel. En gros, son organisation, telle qu'on la découvre chez l'homme par imagerie et par l'étude de malades souffrant de lésions du cerveau, est remarquablement semblable à celle qu'on connaît chez le singe voir l'article de John Reppas et al. dans ce même numéro. L'information visuelle chemine dans deux grandes voies de traitement spécialisées, distinctes anatomiquement. L'une, la voie « ventrale », est cruciale pour identifier ce que l'on voit. L'autre, la voie « dorsale », nous sert, entre autres, à localiser dans l'espace les objets et à guider le bras pour les saisir. D'une façon simple, l'une des voies répond à la question « QUOI ? », l'autre à la question « OU ? ». De plus, l'ensemble du cortex visuel comprend au moins trente zones, analogues chez l'homme et chez les singes, avec chacune sa spécialité : perception des formes, des couleurs, des visages, analyse des mouvements, etc.
Ainsi, la détermination du sexe d'une personne d'après les traits de son visage active chez l'homme une zone précise, la surface ventrale du cortex temporal postérieur ; l'identification d'un visage connu active une région plus antérieure du cortex temporal ventral ; et retrouver des connaissances sur un individu, comme sa profession, active des régions situées encore plus en avant dans le gyrus parahippocampique et le lobe temporal.
Est-ce à dire que le cerveau humain n'est qu'un gros cerveau de singe, du moins pour le volet visuel ? En fait, le trait distinctif pourrait être justement le type d'information traité et finalement stocké en mémoire. Ainsi, on pense - possibilité fascinante - qu'il existe, dans le cerveau de l'homme, des zones spécialisées dans la reconnaissance visuelle des mots écrits. L'idée est venue de l'observation des personnes frappées d'« alexie ». Incapables de lire car elles ne reconnaissent pas les mots, elles ont souvent des lésions dans une même zone du cortex visuel, la partie médiane gauche du cortex occipito-temporal. En 1990, S.E. Petersen et ses collègues ont observé que cette même zone est activée lorsque les personnes regardent des mots écrits2. Cette zone est très sélective, puisqu'elle reste « muette » si l'on présente non pas des mots, mais des groupes de lettres disposées au hasard, ou encore des alignements de formes ressemblant à des lettres. D'après son emplacement, la même région du cortex doit, chez le singe, remplir des fonctions plus générales de reconnaissance visuelle. En revanche, chez l'homme, une zone spécialisée dans la perception visuelle des mots n'a de toute évidence pas pu évoluer tout exprès pour les besoins de la lecture. Il faut donc admettre qu'elle se développe chez l'enfant, lorsque ce dernier apprend à lire.
Si l'apprentissage de la lecture peut amener une région du cortex à se spécialiser dans la reconnaissance des mots, on peut se demander comment fonctionne, de façon plus générale, la mémoire visuelle. Où est stockée l'information indiquant que la banane est jaune ou que les chevaux galopent ? Tout récemment, notre équipe s'est penchée sur la question en utilisant la TEP3. Dans l'expérience, des objets dessinés au trait noir sont montrés à des sujets volontaires. Ils doivent alors nommer soit une couleur, soit une action typiquement associée à ces objets. Résultat : lorsqu'ils nomment - et donc se rappellent - une couleur, une zone d'activation apparaît au niveau de la région ventrale du cortex visuel. Cette activation n'apparaît pas n'importe où, mais juste en avant de la région impliquée dans la perception des couleurs. S'ils citent une action, la zone activée est située juste à côté de celle impliquée dans la perception du mouvement fig. 2. Cela suggère que les informations sur les différents attributs visuels d'un même objet couleur, mouvement, etc. ne sont pas stockées de façon unifiée en un seul point du cortex. Au contraire, les connaissances paraissent plutôt distribuées dans le cortex céré- bral, selon un système de stockage de l'information où chaque attribut de l'objet est gardé en mémoire tout près de la région responsable de la perception de ce même attribut ; la couleur jaune de la banane à côté de la région responsable de la vision des couleurs, le galop du cheval à côté de celle spécialisée dans les mouvements... Reste à relier le tout pour créer une représentation mentale complète de l'objet, et aboutir par exemple au concept de « banane ». Apprendre ce concept nécessite aussi de lier la couleur jaune à d'autres types d'informations, comme la forme, la valeur alimentaire, etc., qui sont stockées dans des régions diverses du cortex cérébral. L'hippocampe, structure située sur la face interne des lobes temporaux du cortex et site de convergence de tous les types d'informations sensorielles, jouerait un rôle crucial pour établir ces liens. Cette région, selon les résultats d'une étude récente en TEP, pourrait non seulement faciliter l'emmagasinage des souvenirs, mais aussi permettre leur récupération4.
Peut-on aller plus loin et entrevoir, grâce aux techniques d'imagerie fonctionnelle, comment se fait la mémorisation ? S'accompagne-t-elle de changements détectables dans les parties du cortex qui traitent les informations sensorielles ?
Récemment, notre groupe a étudié en IRMf un type de mémoire non consciente, l'effet de facilitation5. C'est ce type de mémoire qui fait qu'on est plus rapide à nommer des objets, ou à réagir à des sons, si on les a déjà vus ou entendus auparavant. Point caractéristique, les performances s'améliorent même si l'on ne se souvient pas d'avoir vu l'objet ou entendu le son on parle de mémoire implicite.
Dans l'expérience, les volontaires doivent regarder des objets dessinés au trait et les nommer. Les dessins sont soit toujours les mêmes et présentés dans un ordre aléatoire, soit à chaque fois nouveaux. Comme prévu, les réponses sont plus rapides quand les mêmes dessins reviennent périodiquement. Mais les résultats de l'imagerie cérébrale paraissent surprenants. A mesure que les performances s'améliorent, les régions du cortex correspondant à la voie ventrale la voie du « quoi ? », justement impliquée dans la reconnaissance des objets sont de moins en moins activées. A l'aide de la TEP, Larry Squire, de l'université de Californie à San Diego, et Randy Buckner dans le laboratoire de Marcus Raichle, à l'université Washington à Saint Louis, sont arrivés aux mêmes conclusions en présentant des fragments de mots6,7.
Il peut paraître paradoxal que l'acquisition d'une expérience soit associée à une baisse d'activation du cerveau. Cela l'est moins si l'on raisonne de façon intuitive, en termes d'économie d'énergie. Imaginez une situation où l'activation cérébrale serait maximale lorsque l'individu est plongé dans un environnement familier, et minimale quand il est confronté à une situation totalement nouvelle !
De fait, les résultats des études chez le singe sont conformes à l'idée qu'une part moins grande du cortex est nécessaire pour traiter les stimulations familières, parce que les neurones mis en jeu sont devenus plus sélectifs. Lorsqu'un stimulus nouveau devient familier pour le singe, l'activité électrique de certains neurones - mais pas tous - décroît graduellement8-10. A mesure que l'animal apprend les traits caractéristiques d'un nouvel objet, les neurones activés par des traits peu pertinents sont progressivement mis hors jeu, laissant place à une population de neurones plus petite, mais plus sélective8. La chute d'activation observée lors des études d'imagerie cérébrale chez l'homme s'explique donc probablement par la diminution du nombre total de neurones actifs. Cette « économie neuronale » expliquerait l'amélioration des performances.
L'idée est séduisante sur le plan intuitif. Elle paraît toutefois en contradiction avec les travaux sur un autre type de mémoire, en apparence très proche : l'apprentissage du « savoir-faire », c'est-à-dire d'habiletés motrices ou perceptives voir l'article de Thomas Elbert et Brigitte Rockstroh dans ce numéro. Cette fois-ci, c'est exactement l'inverse, soit une expansion de la région cérébrale activée, qui a été observée en imagerie. De telles données ont été publiées l'année dernière par Avi Karni et ses collègues, du NIH à Bethesda11. Dans l'expérience, les participants doivent apprendre à pianoter avec les doigts d'une main, en suivant une séquence précise de mouvements. Au fil des semaines d'entraînement, ils réussissent à exécuter les mouvements de plus en plus vite. Une fois par semaine, les su-jets subissent une séance d'IRMf. La séquence apprise - ainsi qu'une suite de mouvements contrôle - doit être exécutée lentement lors de la session d'enregistrement. Résultats : avant l'entraînement, l'exécution du geste produit des points d'activation dans la partie motrice du cortex cérébral aire primaire, M1, dans la région précise qui contrôle l'exécution des mouvements de la main. Rien que de très attendu. En revanche, après l'entraînement, lorsque le volontaire répète la séquence apprise, la région activée augmente de taille, remplissant les espaces entre les points d'activation fig. 3. Point important, cette expansion s'observe uniquement dans le cas de la séquence apprise. Ce n'est donc pas la représentation neuronale des doigts, mais bien celle de la séquence motrice qui s'agrandit. Ici encore, ces résultats sont en accord avec des expériences effectuées ces dernières années chez les singes.
Comment réconcilier ces résultats à première vue contradictoires, baisse de l'activation du cortex cérébral quand un objet devient familier et, à l'inverse, hausse de l'activation lors de l'apprentissage d'un savoir-faire manuel ? En fait, dans le cas de l'habileté manuelle, Karni et ses collègues observent bien, au cours des trente premières minutes de la première séance d'imagerie, une chute fugace de l'activation dans la zone motrice. L'activation baisse lorsque le volontaire répète les mouvements pour la deuxième fois. Puis la situation s'inverse au cours de la même séance et l'activation tend à augmenter. Cela suggère que l'apprentissage se fait en deux temps. Dans une première phase, très brève, l'activation du cortex diminuerait pour se concentrer sur une population de neurones plus petite : ceux qui représentent le mieux le stimulus ou le mouvement. Viendrait ensuite une phase plus lente, durant laquelle de nouveaux neurones seraient peu à peu incorporés au réseau. Une telle expansion paraît d'ailleurs logique : si des zones du cortex visuel peuvent, chez l'homme, se spécialiser dans le traitement de la forme des mots et d'autres caractéristiques des objets, un certain type d'expansion des représentations sensorielles dans le cortex doit être possible.
Ce qui précède a trait à la formation de souvenirs durables. Mais nous avons souvent besoin de retenir une information pendant un instant seulement, avant de nous en débarrasser. Par exemple un numéro de téléphone lu dans l'annuaire et que l'on s'apprête à composer. On parle alors de « mémoire de travail », celle qui assure le maintien actif de souvenirs à court terme. Grâce à l'imagerie cérébrale, les composantes anatomiques de ce type de mémoire commencent à être identifiées, particulièrement dans le cas de tâches verbales12-14.
L'étude de la mémoire de travail chez les singes avait déjà pointé du doigt une structure située à l'avant du cerveau, dans le lobe frontal, le cortex préfrontal. Ces expériences utilisent une tâche de « non-appariement différé à l'échantillon » delayed non-matching-to-sample . On présente à l'animal un signal bref, par exemple un point lumineux sur un écran, dont il doit mémoriser l'emplacement pendant plusieurs secondes. Au bout de ce délai, le singe doit choisir, entre deux nouveaux points lumineux, celui qui n'est pas au même emplacement.
En suivant ce type de protocole, de nombreuses équipes ont trouvé dans le cortex du singe des neurones dont l'activité électrique, déclenchée par le signal, se maintient durant toute la durée du délai. Ainsi, il semble que la mémoire du signal perdure grâce au maintien de l'activité de certains neurones. Selon le type de signal utilisé pour l'expérience, des neurones dotés de cette propriété ont été trouvés en différents points du cortex : dans la voie « dorsale » pour les indices de nature visuo-spatiale, dans la voie « ventrale » pour les formes visuelles ou les couleurs. Mais dans tous les cas, quel que soit le signal, on retrouve de tels neurones dans le cortex préfrontal. Cette structure semble capitale car pendant le délai d'attente, son activation persiste mieux qu'ailleurs dans le cortex, et ne cesse pas même si on présente au singe d'autres signaux visuels. De façon intéressante, on y observe une distribution des rôles selon le type de signal mémorisé15. Quand il s'agit d'une information spatiale, c'est la partie dorsale du cortex préfrontal qui est activée pendant le délai d'attente. Cette région est justement connectée à la voie « dorsale » du cortex visuel, impliquée dans la localisation des objets.
A l'inverse, quand le signal est une forme ou une couleur, c'est la partie ventrale du cortex préfrontal qui est activée. Celle-là même qui est en connexion avec la voie « ventrale » du cortex visuel, qui traite la forme ou la couleur des objets. Le cortex préfrontal semble donc être le réel instigateur de l'activité cérébrale dans les régions sensorielles pendant la période où le signal est gardé en mémoire.
Qu'en est-il chez l'homme ? La partie frontale du cortex joue-t-elle aussi un rôle clé dans la mémoire de travail ? Effectivement, cette région du cortex paraît cruciale pour « garder en tête » une information. Plusieurs travaux d'imagerie cérébrale ont maintenant montré que le cortex préfrontal est activé lors de tâches impliquant la mémoire de travail visuelle. Comme chez le singe, l'imagerie montre une activation de sa partie dorsale lorsque l'information est de type spatial, et d'une zone plus ventrale lorsque c'est un visage qui doit être mémorisé fig. 416.
Dans notre laboratoire, nous avons exploré les rôles respectifs du cortex préfrontal et du cortex visuel dans la mémoire de travail. Pour cela, nous avons refait des études d'imagerie en utilisant toujours le même type de protocole, mais en faisant varier le délai entre le signal un visage et la réponse un choix entre deux visages. Plus le délai est long, plus le visage doit être gardé longtemps en mémoire.
Nos résultats renforcent l'idée que le cortex préfrontal joue ici un rôle important17. En effet, à mesure que le délai augmente, l'activation du cortex visuel dans la voie ventrale s'évanouit, alors que celle du cortex préfrontal persiste. L'interprétation probable est que les aires visuelles sont surtout impliquées dans l'aspect perceptif de la tâche, et les zones frontales, surtout dans la mémorisation. Apparemment, les techniques d'imagerie sont capables de détecter la forte activité des neurones du cortex préfrontal, mais elles ne sont pas assez sensibles pour relever la faible activité qui persiste dans la voie visuelle pendant l'attente.
Chez le singe comme chez l'homme, on peut ébaucher un scénario probable de la mémoire de travail. Après activation des aires visuelles du cortex par un objet, lorsque nous gardons l'image en tête, le cortex préfrontal s'active lui aussi, et maintient probablement la représentation mentale de l'objet en activant en retour le cortex visuel.
Les neurones du cortex préfrontal pourraient jouer un rôle analogue dans la mémoire à long terme. Par exemple lorsqu'on se rappelle, de façon consciente, une expérience passée ou un tableau vu dans une exposition. De très nombreuses études ont montré la participation du cortex préfrontal dans l'encodage et le rappel des souvenirs. Plus précisément, le côté gauche est activé lors de l'encodage de l'information, qu'elle soit de nature verbale ou visuelle, et la partie droite lors de son rappel. L'activité du cortex préfrontal paraît alors corrélée à l'effort que l'on fait pour retrouver l'information en mémoire.
Il reste un mystère de taille. Comment le cortex préfrontal « sait-il » quels neurones visuels activer pour rappeler tel souvenir ? Tâche difficile quand on pense qu'avec le stockage de nouveaux souvenirs, les représentations des objets dans les aires visuelles doivent constamment se modifier. Ce type de question sert surtout à nous rappeler l'étendue de notre ignorance sur la coordination des activités au sein de la multitude d'aires que contient le cortex cérébral. De nombreuses études combinées sur l'homme et l'animal seront nécessaires pour répondre à ces questions.
Par Leslie G. Ungerleider
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UN PSYCHANALYSTE FACE AUX NEUROSCIENCES |
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Un psychanalyste face aux neurosciences texte intégral
et aussi - par André Green dans mensuel n°99 daté mai 2000 à la page 93 (5516 mots)
Le débat entre psychanalyse et neurosciences a trait, entre autres à l'idée que nous nous faisons de la vie psychique et de la spécificité de l'homme. L'article que l'on va lire aurait dû être le premier d'une série sur les rapports entre biologie et psychanalyse. Il en est le second. En effet, en 1989, la publication du livre de J.-P. Changeux et A. Connes, « Matière à pensée », nous avait semblé propice pour aborder enfin ce problème. Nous avions alors de mandé à A. Green, psychanalyste qui avait déjà discuté les thèses de J.-P. Changeux, de donner son point de vue sur les rapports de la neurobiologie et de la psychanalyse. Son texte fut envoyé fin 1990 à J.-P. Changeux pour qu'il le discute. Ce dernier a préféré écrire un article indépendant que nous avons publié dans notre numéro de juin1992 sous le titre « Les neuronesde la raison ». Le débat prévu à l'origine n'a pas eu lieu. Nous publions donc le texte original d'André Green dans le présent numéro, suivi des réflexions que la lecture des « neurones de la raison » a inspiré au psychanalyste. Ainsi le lecteur pourra-t-il se faire une idée de la diversité et de la vivacité des opinions sur ce sujet.
Dans leur jargon d'initiés, les psychanalystes emploient le verbe « chaudronner » par allusion à l'histoire racontée par Freud dans Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient : « A emprunte un chaudron de cuivre à B. Une fois qu'il l'a rendu, B fait traduire A en justice en l'accusant d'être responsable du gros trou qui se trouve maintenant dans le chaudron, et qui rend l'ustensile inutilisable. A présente sa défense en ces termes : " Primo, je n'ai jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l'a donné ; tertio, j'ai rendu le chaudron en parfait état " ». Bref, une accumulation de dénis qui s'annulent logiquement.
Les scientifiques n'agissent pas autrement à l'égard de l'inconscient, et au-delà à l'égard de la psychanalyse. J'entends encore Jacques Monod disant « Montrez-moi une seule preuve de l'inconscient ! », bien convaincu qu'il saurait en démontrer l'inanité. Plus tard, la stratégie devait changer. « L'inconscient, mais bien sûr qu'il existe ; il est certain que la conscience n'est qu'une toute petite partie de ce qui vit : tout ce qui n'est pas conscient est inconscient. Tous les mécanismes biologiques sont inconscients, la majeure partie des mécanismes cérébraux se passent en dehors des structures biologiques de la conscience » disait-on. Dans le même ordre de logique, vers les années 1950, les neurophysiologistes n'avaient d'yeux que pour les structures cérébrales régulant la conscience. Avec ces études, la neurobiologie de l'inconscient était à portée de main 1. L'inconscient des neurobiologistes était cependant fort différent de l'inconscient de Freud. Puis avec les neurotransmetteurs, la chimie a relayé l'électricité. Le chaudron, cette fois, bouillonnait. L'énigme des maladies mentales était à deux doigts d'être levée. Bientôt la psychogenèse ne serait plus qu'un souvenir datant de la préhistoire de la psychiatrie. L'ambivalence n'existait pas chez les biologistes. En 1953, on découvrait les premiers neuroleptiques. A Sainte-Anne, dans le service hospitalier qui était La Mecque de la toute nouvelle psychopharmacologie, Jacques Lacan tenait aussi son séminaire de psychanalyse. Les drogues psychotropes auraient-elles fait bon ménage avec l'inconscient ? Jean Delay, le maître de céans, psychiatre et homme de lettres, rêvait déjà de psychothérapies qui supplanteraient la vieille psychanalyse par des méthodes mixtes : narcoanalyse supposée faciliter la levée du refoulement grâce au « sérum de vérité » ; cures sous champignons hallucinogènes, imprudemment prônées comme agents libérateurs de l'imaginaire, etc. Les psychanalystes du crû récusèrent l'invitation. Nos psychiatres d'alors n'avaient pas perçu dans quel engrenage ils risquaient d'être broyés. Et l'on aurait eu beau jeu de nos jours, s'ils avaient fait un autre choix que celui de leur cohérence, d'accuser les psychanalystes d'avoir favorisé la toxicomanie ! Le temps passant, le développement de la psychopharmacologie allait profiter, pensait-on, du progrès des neurosciences. La neurobiologie devenant moléculaire, on allait pouvoir balayer toute cette métaphysique de pacotille, pour qu'enfin la psychiatrie devienne moléculaire à son tour. Les ouvrages comme L'homme neuronal procèdent de cette inspiration. Il suffit cependant que l'on aborde le problème des aspects affectifs des comportements pour qu'un autre neurobiologiste, Jean-Didier Vincent, auteur d'une Biologie des passions 2 nous ramène à une vision plus nuancée, bien éloignée du triomphalisme parti à l'assaut de ce que Changeux appelait la « Bastille du mental ».
La méconnaissance, voire le déni de la vie psychique par les scientifiques, l'acharnement à postuler une causalité exclusivement organique à toute symptomatologie, conduit à des jugements peu sereins. Il est fréquent qu'on accuse un psychanalyste d'être « passé à côté » d'une affection organique. Et l'on se gaussera de ce soi-disant thérapeute, qui ne s'était pas rendu compte qu'il avait affaire à une « vraie » maladie. Mais qu'un chirurgien opère quatre fois un malade indemne de toute atteinte organique sur la foi d'hypothèses étiologiques infondées et sans consistance à la recherche d'une « lésion » introuvable, alors qu'il se révèle aveugle et sourd à la demande inconsciente de son patient, personne ne songera jamais à lui en faire le reproche. N'était-ce pas son devoir d'éliminer une cause possible de désordre pathologique ? Quant à se poser la question de l'impact traumatique de telles opérations, ou celle de leur rôle de fixation pour entretenir une conviction quasi délirante, la formation médicale n'y prépare guère. « La psychiatrie, vous l'apprendrez en trois semaines », disait une sommité de la neurologie des années soixante à ses internes qui se plaignaient d'une expérience insuffisante dans ce domaine.
Toutes ces remarques vont dans le même sens : celui d'une dénégation forcenée de la complexité du fonctionnement psychique et du même coup de l'inconscient, tel que la psychanalyse le conçoit, par les défenseurs de la cause du cerveau, neurobiologistes, psychiatres et neurologues. La neurobiologie peut-elle se substituer à la psychanalyse dans la compréhension de la vie psychique et de ses manifestations ?
Une telle ambition repose sur des postulats simplificateurs : la vie psychique est l'apparence d'une réalité qui est l'activité cérébrale. Or celle-ci n'est vraiment connaissable que par la neurobiologie. Ergo , c'est cette dernière qui permettra de connaître vraiment la vie psychique. Ceci revient à dénier à la vie psychique un fonctionnement et une causalité propres, même si l'on admet la dépendance de celle-ci à l'égard de l'activité cérébrale. La littérature du XIXe siècIe ne manque pas de mettre en scène le personnage du médecin matérialiste convaincu s'opposant au curé du coin. On peut douter que nous soyons sortis de cette représentation simpliste, quand on assiste à l'assaut de certains neurobiologistes contre l'« Esprit », dont l'acte d'accusation englobe et amalgame le psychisme et se résume ainsi : « si vous croyez au psychisme, c'est que vous ne croyez pas à la physiologie du cerveau, c'est que vous croyez à l'Esprit ; c'est en fin de compte que vous êtes religieux, c'est-à-dire fanatique et antiscientifique ». J'exagère ? Pas vraiment. Le psychisme reste un domaine obscur, inquiétant, redoutable. Chacun s'autorise d'une compétence en ce domaine, comme s'il possédait de la science infuse. La maladie mentale existe, mais si les investigations cérébrales ne révèlent rien, être malade psychiquement, ce n'est pas être vraiment malade, c'est avoir une maladie imaginaire. Ou bien dans le cas contraire, c'est une maladie dont le support somatique s'ancre dans la génétique dont on ne tardera pas à connaître les véritables causes. Elle rejoint alors le cortège des maladies du destin. Et les névroses ne sont-elles pas les troubles dont souffrent ceux qui n'ont rien à faire d'autre que d'y penser, ou qui « s'écoutent » ?
Quant à la psychanalyse, on sait bien qu'elle ne sert à rien et qu'elle est une escroquerie. Que les chercheurs quittent leurs laboratoires, qu'ils prennent le chemin des consultations de psychiatrie. ils sentiront alors le poids de la maladie mentale et de sa souffrance. Qu'ils s'interrogent sur le fait que la consommation des tranquillisants dépasse de loin celle de tous les autres produits et atteint des proportions inquiétantes. Thérapeutique psychotrope ou toxicomanie légale ? Il est sans doute plus simple et plus expéditif de prescrire et de se débarrasser de l'ennuyeux angoissé que de chercher à comprendre le fonctionnement psychique d'un individu singulier.
L'exigence de scientificité est parfois confondante de naïveté. Il y a quelques années, au cours d'une réunion sur la recherche en psychiatrie, réunissant d'éminents psychiatres, expérimentalistes, neurophysiologistes, neuropharmacologistes, une autorité en neuropharmacologie exprima ses plaintes et ses griefs à l'égard des psychiatres qui, disait-il, « ne savaient pas faire de la recherche ». Ainsi, comme il était extrêmement important de savoir ce qui advenait aux médicaments au-delà de la barrière méningée, la seule manière de lever l'obstacle était de pratiquer sur les patients traités des ponctions sous-occipitales fréquentes, quotidiennes et même pluri-quotidiennes. Il est clair que ce chercheur n'avait jamais vu un malade mental de sa vie et n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait représenter, en soi, pour un malade mental, la piqûre d'une aiguille à la base du crâne pour en prélever le liquide céphaIo-rachidien. C'aurait pourtant été un beau projet de recherche que d'étudier la psychose expérimentale comme maladie induite par le médecin ! Le 12 décembre 1978, au cours d'un entretien avec J.-P. Changeux, d'où devait partir l'idée du projet qui deviendra L'homme neuronal , Jean Bergès racontait qu'il avait entendu Jacques Monod dire que, si l'on suspendait pendant un certain nombre d'années les dépenses entrainées par les malades mentaux et qu'on affectait cet argent à la recherche, eh bien, lui se faisait fort de percer l'énigme biologique de la maladie mentale 3 et de la traiter efficacement. La vision de la psychiatrie développée par J.-P. Changeux ou J. Monod laisse rêveur. En mettant en avant les seuls effets des molécules, elle repose sur un déni fondamental de toute organisation psychique, qui ne serait pas le reflet d'une désorganisation neuronale primitive.
Nous n'avons pas fini de chaudronner : une troisième attitude se fait jour parmi les biologistes. Loin du déni ou de la confusion, voici que des chercheurs des plus sérieux auraient découvert les bases biologiques de l'Inconscient. Et d'autres de prétendre avoir dévoilé « les mécanismes inconscients de la pensée » 4.
Ainsi, la boucle est bouclée, les trois arguments du chaudron ont été défendus. La
publication de l'ouvrage de Connes et Changeux Matière à pensée 5 me permet de reprendre et de développer une discussion antérieure sur L'homme neuronal de J.-P. Changeux. La thèse de J.-P. Changeux 6 est connue depuis 1982 : tout fonctionnement mental s'inscrit dans un déploiement physique de cellules et de molécules et dans leurs remaniements. Le développement actuel de cette thèse tend à la formalisation mathématique de la position précédente. Un mécanicisme sans doute, mais que l'on pourrait donc mimer par la logique des équations. Je pense que la validité de ces thèses peut s'argumenter à partir de la mécanique définie par Changeux pour tenter de rendre compte des processus de création, par exemple de création scientifique.
Avant d'aller plus avant, j'aimerais cependant préciser que je suis persuadé qu'aucune activité psychique n'est indépendante de l'activité cérébrale. Mais je tiens à ajouter que cette opinion n'infère nullement que la causalité psychique soit à trouver dans l'ensemble des structures du cerveau. Les modèles de l'activité psychique conçus par les scientifiques sont tout à fait insuffisants. Changeux fait observer que quelqu'un qui fait une psychanalyse n'acquiert pas pour autant la connaissance de son cerveau. Certes, mais la connaissance du cerveau permet-elle de connaître ce qui se passe au cours d'une pychanalyse ? Il est permis d'en douter. Reste que la connaissance du cerveau permet la connaissance... du cerveau. Je pense, contrairement à J.-P. Changeux, que de tous les modèles existants de l'activité psychique, y compris les modèles de la neurobiologie, ceux de la psychanalyse freudienne me paraissent, en dépit de leurs imperfections, ceux dont l'intérêt est le plus grand pour comprendre les pensées et les productions humaines, sans pour autant les couper du psychisme ordinaire. Les modèles de la psychanalyse freudienne maintiennent les relations du psychique au corporel, tout en reconnaissant l'obscurité de leurs rapports ; ils font la part du développement culturel ; ils soulignent l'intérêt d'une constitution progressive de la psyché qui fasse sa place aux relations avec l'autre, qui est en même temps le semblable ; ils s'efforcent enfin de préciser ce qui détermine l'organisation psychique et qui fonde un mode de causalité spécifique la causalité psychique.
C'est ce dont les hypothèses fondamentales et les conceptions théoriques de la psychanalyse freudienne s'efforcent de rendre compte : les pulsions ancrent le psychique dans le somatique ; le refoulement trouve partiellement son origine dans les effets de la culture ; le développement de la psyché repose en partie sur l'identification aux figures parentales ; les fantasmes primaires organisent l'expérience imaginaire ; l'investissement de ce qui est chargé de sens et important est le moteur de la causalité psychique. Ainsi, la formulation du vieux problème des relations corps-esprit ne reçoit de réponse satisfaisante à mes yeux ni dans la réduction exclusivement au profit du corps, ni dans le postulat de l'existence d'un psychisme d'essence indépendante de celle du corps. La formulation à laquelle je me range repose sur l'hypothèse d'un dualisme de fait qui réclame des justifications que je ne puis donner ici faute de place.
Cela pose la question des limites entre le vivant et le psychique, question qui soulève bien des problèmes. Mais elle plaide en faveur de la reconnaissance de la spécificité humaine qui fonde le psychique. C'est aussi pourquoi la recherche des facteurs pertinents pour fonder cette spécificité du psychisme humain a varié au cours des époques et pourquoi les scientifiques n'ont pas cessé d'adopter une attitude ambiguë à son propos. Qu'on en juge. La notion de spécificité humaine a longtemps été victime d'une perspective intellectualiste : l'homme possédant l'intelligence se situait au sommet de l'échelle des animaux soumis à l'instinct. Or la neurobiologie devait démontrer que l'homme partageait avec l'animal les mêmes constituants organiques et donc, implicitement, les mêmes modalités élémentaires de fonctionnement. La connectivité ou la circulation d'informations dans le « câblage » des neurones a pris le relais en devenant la clé de la compréhension des accomplissements du cerveau humain. Mais cette épistémologie n'a pas beaucoup amélioré la situation même quand elle espère une résonance du biologique au niveau des mathématiques, dont témoigne l'échange entre A. Connes et J.-P. Changeux dans Matière à pensée . C'est que la stratégie théorique des approches dites scientifiques consiste toujours à chercher la spécificité du côté des activités que l'homme seul peut accomplir, et non dans la mise en perspective de ce qui diffère entre l'animal et l'homme lorsque l'on considère des activités homologues.
Pour prendre un exemple, on devrait plutôt comparer l'instinct sexuel animal à la sexualité humaine pour que la comparaison ait quelque sens. En fait, ce qui paraît au détour de ces raisonnements était posé à son origine : donner une image de la spécificité humaine comme délivrée de sa sujétion au corps sexué. De nos jours, le fondement de la spécificité humaine est recherché du côté du langage. L'homme en dispose ; les animaux n'en disposent pas. Mais c'est alors parer au plus pressé que de donner au mot langage, lorsque cela arrange et pour éventuellement annuler son sens, une signification qui relève d'autre chose que de la linguistique. C'est ce qui s'est produit lors du colloque sur la spécificité de l'homme qui s'est tenu à Royaumont en 1974 7. M. Piatelli-Palmarini faisait état de seize traits distinctifs entre la communication des primates et le langage humain. Or nombre d'entre eux sont probablement rattachables à des propriétés extralinguistiques. Ici, la faute de raisonnement en la matière est de considérer que puisque les approches biologiques sont scientifiques, c'est que les phénomènes mentaux s'y réduisent, alors que l'analogie ne repose que sur la mise en condition scientifique d'une fraction ténue de l'ensemble des phénomènes psychiques envisagés, que rien n'autorise à valoriser de la sorte pour la compréhension de l'objet étudié.
La vague la plus récente de l'offensive antipsychanalytique des biologistes naquit durant les années 1960. Deux ouvrages de biologistes devaient s'imposer : Le hasard et la nécessité de Jacques Monod et La logique du vivant de François Jacob. Alors que le second faisait preuve de prudence, le premier adoptait une attitude résolument incisive. Quinze ans après, le ton se durcit avec l'esprit de conquête de J. -P. Changeux, élève de J. Monod, prolongateur de sa pensée et partisan déclaré d'un mécanicisme tranquille. C'est l'essence de l'Homme neuronal . Avec Jacques Ruffié, Michel Jouvet, Henri Korn, etc., Changeux s'attaque frontalement à la psychanalyse pour traquer les erreurs de Freud ou faire valoir l'optique de leur science sur la dimension psychique. Le problème est que leurs explications se situent dans une perspective qui n'apporte pas le moindre éclairage au niveau où se placent les analystes, c'est-à-dire celui de la réalité psychique. C'est que ce niveau n'a pour eux aucun sens. Leurs outils ne visant pas la vie psychique au sens des psychanalystes, ils en nient donc tout simplement l'existence, alors que leurs outils ne réussissent qu'à en donner une image dérisoire. Il est dommage que les prises de position polémiques empêchent une vraie discussion de s'établir. Exception parmi les scientifiques mais est-il une exception ou l'un des rares qui s'expriment ?, un biologiste est conscient des enjeux spécifiques des différentes méthodes employées pour décrire la réalité d'un individu 8.
Nous avons, quant à nous, fait remarquer qu'à tous les niveaux, autant la science a la possibilité d'examiner les mécanismes du fonctionnement cérébral, autant, quand la science se mêle d'aborder le psychique, elle ne manque pas de se commettre dans des raisonnements discutables 9. C'est que la science se refuse à analyser les conditions exactes de sa production effective, c'est-à-dire les conditions même d'apparition de l'« idée » créatrice, dans sa démarche comme ailleurs. Elle ne prend pas en compte le fait que l'idée créatrice dérive de processus associatifs parfaitement en dehors de la logique rationnelle et sur lesquels précisément la science ne sait rien dire, alors qu'elle a beaucoup à dire sur la production scientifique elle-même. C'est dire à quel point une position extrême de la biologie devient insoutenable. Jusqu'à présent la biologie se donnait pour but la connaissance d'un champ particulier, le vivant. Avec la neurobiologie moléculaire, elle se donne donc désormais pour but d'expliquer la Science, je veux dire les conditions d'apparition de l'idée scientifique. C'est ce qui ressort du dialogue dans lequel Changeux veut convaincre son collègue mathématicien de la dépendance des mathématiques à l'organisation cérébrale ! La question est alors de savoir si l'on peut soutenir une telle visée tout en restant fidèle aux critères qui fondent la démarche scientifique.
C'est le problème de la fin et des moyens qui est ici posé. C'est au niveau des concepts que la discussion doit s'engager et il me semble que les arguments des biologistes risquent de se retourner contre eux. Soucieux de combattre toute théorie qui survalorisait à des fins « spiritualistes » la différence entre l'animal et l'homme, ils n'ont cessé de souligner l'absence, en biologie, de propriétés exclusivement spécifiques de l'humain. S'il est bien clair que le récepteur à la dopamine ou à l'acétylcholine est le même chez le rat et l'homme, ces constatations qui servaient d'abord le combat militant des neurobiologistes vont leur poser des problèmes inattendus lorsque l'on s'attaque à la spécificité humaine. Car s'il est vrai que la marge des différences est si étroite, la connectivité à elle seule suffit-elle à rendre compte de cette spécificité humaine qu'il leur faut bien reconnaître ? Peut-être faut-il invoquer qu'une petite différence devienne décisive par ses conséquences qualitatives ? Et c'est là, dans ces conséquences qualitatives, qu'apparaît l'obligation de réintroduire ce dont on voulait à tout prix circonvenir l'influence : le psychisme, sa relation au langage et les rapport de ce dernier avec la pensée. Pour éviter que la psychanalyse devienne digne de considération, une contre-stratégie lui préfère une conception autre du psychisme. C'est ce que l'on tente aujourd'hui avec l'approche « cognitiviste » de la psychologie dont il n'est pas surprenant que la dimension également mécaniciste dérive dans l'intelligence artificielle. Un effet de plus de la volonté de dissocier l'affectif et le cognitif.
Le lien de la neurobiologie à la recherche de la vérité passe par la méthode expérimentale. Apparemment le sujet pensant le scientifique se sert de l'outil approprié qu'est la « machine » pour découvrir, tester, démontrer une hypothèse. J'entends par machine l'ensemble allant de l'hypothèse à l'instrumental. Supposé commander cette machine et la dominer, puisque ses prémisses seraient purement rationnelles, le scientifique en fait, ne peut penser que ce que sa machine est capable de faire, c'est-à-dire de tester, de vérifier. Le tour de passe-passe consiste donc à faire croire que c'est dans la liberté de pensée qu'a été conçue l'idée à découvrir, la machine ne faisant que le démontrer. Les contraintes de la production scientifique obligent à un rapprochement de plus en plus grand entre la façon dont fonctionne la machine et celle dont doit penser le scientifique pour produire un savoir pourtant considéré implicitement comme indépendant de celle-ci. Il est facile de voir le cercle vicieux que constituera l'utilisation de machines supposées mimer le fonctionnement mental 10. C'est l'une des orientations de la neurophysiologie actuelle avec son recours aux modèles formalisés et aux machines logiques : l'enjeu irréfléchi est ici la réflexion sur la genèse de la pensée scientifique, sur la genèse de toute pensée qui ne serait pas automatique...
Cela nous introduit à l'avancée neurobiologique la plus ambitieuse et la plus récente : chercher un fondement mathématique aux modèles de la neurophysiologie. C'est l'objet de la discussion entre J.-P. Changeux, neurobiologiste, et A. Connes, mathématicien. Un fondement mathématique à la neurobiologie est important pour Changeux, non seulement à cause des prétentions à la rigueur de la neurobiologie, mais surtout à cause de l'idée selon laquelle la pensée mathématique pourrait offrir un modèle de fonctionnement cérébral « pur ». Fières de réussir dans la construction d'une pensée pouvant fonctionner indépendamment de tout contenu, les mathématiques sont néanmoins prises dans une contradiction. Celle d'être le critère quasi absolu de la scientificité lorsqu'elles réussissent à avancer la compréhension de phénomènes existant dans la réalité, alors même qu'une partie d'entre elles tient sa valeur d'un critère exactement opposé : celui de ne se compromettre avec aucune donnée appartenant à la réalité du monde physique. Aussi les mathématiques sont-elles, selon les biologistes, invoquées comme garantes de la vérité scientifique Changeux et tantôt récusées comme science confinées à n'être qu'une logique A. Lwoff. Dans son dialogue avec le mathématicien A. Connes, J. -P. Changeux est persuadé que c'est Connes qui possède les bons outils intellectuels qui lui serviraient, lui, Changeux, à avancer dans son propre champ. Mais il veut convaincre son interlocuteur que c'est lui, Changeux, qui tient, en dernière instance, la clé de ce que fait Connes, parce qu'à défaut de posséder les moyens de son interlocuteur, son objet est le substrat véritable le cerveau qui produit ces moyens : « L'équation mathématique décrit une fonction et permet de cerner un comportement, mais pas d'expliquer le phénomène. En biologie, l'explication va de pair avec l'identification de la structure qui, sous-jacente à la fonction, la détermine » 11. L'obsession de pureté de Changeux les mathématiques comme « synthèse épurée de tous les langages, une sorte de langage universel » 12est en fait la voie de la facilité. Car le cerveau, à ce que j'en sais, ne fonctionne pas de façon si « purement » homogène. Bizarrement, c'est Connes qui devient objectiviste en postulant la réalité non humaine des mathématiques et Changeux « subjectiviste » puisqu'il lie le fonctionnement mathématique à la structure du cerveau humain 13. C'est en tout état de cause reposer le vieux problème du rapport entre réalité et perception, qui n'est pas davantage réglé par cette discussion.
On ne pourra pas éviter de se demander comment le même cerveau capable de raisonner mathématiquement peut aussi entretenir les idées qui poussèrent Newton vers l'alchimie, ou Cantor à rechercher l'appui du Vatican. La « purification » ici est pour le moins imparfaite ! La science explique ce qui doit être tenu pour vrai ; elle devrait aussi, me semble-t-il, découvrir la raison d'être du faux.
Si Changeux se défend d'assimiler le réel biologique à des objets mathématiques, il ne paraît pas soucieux de tirer les conséquences de son attitude : « On sélectionne le modèle qui s'adapte le mieux. » On ne saurait mieux dire. Encore serais-je tenté d'ajouter : « Pour comprendre ce que l'on peut comprendre et discréditer ce qu'on ne comprend pas comme n'étant pas susceptible d'être "sélectionné" par un modèle mathématique » ! Ainsi Changeux reprochera-t-il aux physiciens de ne pas avoir tenu compte, en dehors des rôles de l'instrument de mesure et du regard de l'observateur, de leur « propre fonctionnement cérébral ». De quel côté est « l'erreur épistémologique grave » 14 dénoncée par le biologiste ? Du côté des physiciens négligents ou de celui du neurobiologiste qui assimile purement et simplement « fonctionnement cérébral » tel qu'il est connu par la science aujourd'hui et « fonctionnement mental » en termes d'analyse, de jugement, d'autoréférence ? Et ce sera Connes qui introduira la part de l'affectivité dans la recherche, cette référence bannie du discours neurobiologique 15. Curieusement, le psychanalyste se sentirait plus proche ici du mathématicien que du neurobiologiste. Il y a d'ailleurs une pensée mathématique qui peut rencontrer le discours de la psychanalyse, sans le chercher ou l'éviter. Ainsi Esquisse d'une sémiophysique du mathématicien René Thom présente des concepts mathématiques qui suggèrent des fonctionnements pas tellement éloignés de certains concepts psychanalytiques 16.
Ceci dit, on peut se demander si la position de J.-P. Changeux est admise dans tout le monde des biologistes et des neurobiologistes. D'une part, un débat actif existe dans les neurosciences et, d'autre part, pour considérer le seul registre psychanalytique, il existe des biologistes qui peuvent écrire le mot sens sans le flanquer de guillemets. Ainsi Henri Atlan indique comment un changement de niveau dans des organisations hiérarchiques « consiste en une transformation de ce qui est distinction et séparation à un niveau élémentaire en unification et réunion à un niveau plus élevé »17. La psychanalyse se trouve au coeur du questionnement qu'il énonce : comment parler de ce pour quoi nous n'avons pas de langage adéquat, parce que nos méthodes d'observation qui conditionnent notre langage ne sont pas encore adéquates ? La difficulté bien repérée ici est due à l'impossibilité d'observer tous les niveaux avec la même précision.
Le paradoxe, c'est qu'en fin de compte aussi bien Changeux, qu'Atlan et Thom, concluent que la solution du problème qui nous retient est de savoir ce qui fait que la parole a un sens. Et c'est aussi notre avis. C'est le langage qui fonde la validité de l'expérience psychanalytique comme autre manière de faire fonctionner la parole afin d'accéder à la réalité de l'inconscient. Sans pour autant conclure, comme l'a fait hâtivement Lacan, que l'inconscient est structuré comme un langage. Pour Atlan, comme pour nous, l'émergence des significations relève de l'examen des rapports du langage à la pensée rapports cerveau/langage et langage/pensée - ce qui exige sans doute une ré-appréhension de ce qu'est la pensée, cette fois-ci à la lumière des hypothèses psychanalytiques.
Il semble pourtant que même les plus radicaux des biologistes admettent l'existence d'une activité psychique, à condition de l'envisager au niveau collectif. Comme si la constitution des groupes humains avait eu le pouvoir de générer le psychisme d'une manière analogue au fruit de la collaboration des « assemblées » de neurones. Groupes de neurones en « assemblée » et hommes réunis en « société », le psychique pourrait naître de ce « collectivisme », semble-t-il. Car L'homme neuronal de J.-P. Changeux se terminait déjà par des réflexions sur le phénomène collectif de la culture, alors que parlant de l'individu, sa conception de l'image mentale était des plus simplistes 18. Prenons un exemple simple. Reportons-nous au numéro spécial de La Recherche sur la sexualité paru en septembre 1989. Comparons la pensée qui sous-tend tous les articles d'inspiration biologique et médicale sur les problèmes relatifs à la sexualité avec celle qui inspire l'exposition de Maurice Godelier, socio-anthropologue, spécialiste des Baruyas de Nouvelle-Guinée. « Sexualité, parenté et pouvoir », titre de sa contribution, permet de mesurer non pas tant l'écart entre les biologistes et le socio-anthropologue que celui de la carence des concepts qui permettraient de passer des uns à l'autre et que, en revanche, la psychanalyse pourrait posséder. Et pour cause dira-t-on.
Ayant fait la critique des présupposés intellectuels de la science biologique, les psychanalystes se situeraient-ils, dans le pur ciel des idées, à partir du choix de paramètres moins fondés que ceux des neurosciences ? Je souhaite que l'on se souvienne que les psychanalystes, tout comme les psychiatres, ont une activité thérapeutique. Que nous dit la neurobiologie de ces pièges à souffrance humaine ? Mettra-t-on en doute les positions de ces thaumaturges menacés par les progrès fulgurants de la thérapeutique psychiatrique ? Tournons-nous vers les théoriciens de la psychiatrie contemporaine, G. Lanteri-Laura, M. Audisio, R. Angelergues 16 et E. Zarifian. Nous ne nous attacherons qu'à ce dernier, car en tant que représentant de la psychiatrie pharmacologique, et fort peu suspect de sympathies psychanalytiques, sa critique des représentants des neurosciences est à prendre en considération. Il accuse ceux-ci de défendre des positions abusives en invoquant une causalité purement cérébrale aux maladies mentales, et de méconnaître dans cette optique le rôle du temps et de l'environnement. Il souligne leur confusion entre pensée et psychisme. Il dénonce leurs revendications méthodologiques. « L'application de la quantification, de la statistique et des méthodes de la biologie n'a, à ce jour, strictement rien apporté comme découverte importante à la psychiatrie » 19. La progression des connaissances s'est faite en sens inverse de ce qui était souhaité, vers le plus petit le neurone et ses molécules là où l'on espérait des lumières sur le plus grand l'individu et ses rapports aux autres.Plus on « descend » vers la cellule, moins les phénomènes relatifs au comportement deviennent intelligibles. Si tant est que le comportement soit la bonne référence...
Quant au prestige tiré de la connectivité, Zarifian montre qu'il y manque l'essentiel pour une conception neurobiologique à prétention explicative de l'humain : la connexion entre les parties superficielles et profondes du cerveau. « L'idéologie neurobiologique est propagée par des psychiatres qui ne connaissent rien, à la neurobiologie et par des neurobiologistes qui ne connaissent rien à la psychiatrie » 20. La dernière-née des stratégies théoriques pour circonvenir la psychanalyse au moyen d'arguments tirés de la biologie n'est plus de réfuter l'existence de l'inconscient à la manière d'un J. Monod, c'est de ramener cette existence à ce que la neurobiologie prétend éclairer. Autant dire qu'il faudra préalablement contraindre le psychisme à entrer dans la grille des circuits qui sont à la portée des conceptions neurobiologiques. Ainsi aux dernières nouvelles, par une interprétation sommaire de l'action pharmacothérapique, le substrat de l'inconscient est-il attribué aux neurones dopaminergiques. Lors du rêve, « seules parmi les cellules monoaminergiques, les neurones dopaminergiques n'ont pas changé d'activité, l'équilibre métabolique aires sensorielles/aires limbiques est nettement en faveur des aires limbiques ; le système nerveux central fonctionne sur le mode inconscient » 21.
Cette « découverte » est connue de ceux qui s'intéressent à ces questions depuis les années cinquante, où les discussions sur le « dreamy-state » de l'épilepsie temporale, suite aux travaux de Penfield, avaient déjà permis de soupçonner le rôle du système limbique dans ce type d'altération de la conscience. Seul s'y trouve ajouté le rôle des neurones dopaminergiques. Cet exemple parait fondé sur une conception biochimique des maladies mentales encore inexistante à ce jour. Aussi veut-on accréditer l'idée que l'équilibre conscient/inconscient dépendrait des rapports des systèmes mono- aminergiques et doparainergiques. C'est bien la seule démarche possible : pour éviter d'entrer dans la complexité de l'objet immaitrisable par les procédures expérimentales, il s'agira de ramener l'investigation à la façon dont la machine pourra le traiter en laissant croire qu'on n'a pas ainsi modifié l'objet. En un temps ultérieur, la complexité initiale aura disparu au profit du traitement de sa forme simplifiée. Ainsi la conclusion de l'article cité plus haut dit-elle : « Les connaissances neurobiologiques actuelles peuvent donc rendre compte, sans pour autant le démontrer, de l'existence d'un mode de fonctionnement particulier différent du conscient et assimilable à l'inconscient décrit en psychanalyse. » 22. Nous savons bien que le lecteur de cette revue n'est pas familier avec le langage et les concepts psychanalytiques. Nous pourrions lui demander, afin qu'il se fasse une idée de ce qu'est le psychique, de s'interroger sur les circonstances de sa lecture d'un tel article, et sur l'analyse de ses états d'âme à l'orée de celle-ci. Une idée plus complète, encore que très incomplète, de cette notion exigerait qu'il s'interroge sur son état d'esprit au moment d'arriver à la fin de sa lecture, pour envisager le déroulement rétrospectif de ce qui s'est passé en lui. En ce qui me concerne, je ne pensais pas pouvoir être en mesure de fournir une explication de ce qu'est le psychisme. Ce serait déjà beaucoup si j'étais parvenu à donner une idée de ce qu'il n'est pas...
Par André Green
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L'ATRAZINE - QUALITÉ DE L'EAU |
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La qualité de l'eau et assainissement en France (annexes)
L'atrazine est un herbicide. Il agit en bloquant la photosynthèse des végétaux (production de glucides à partir de gaz carbonique présent dans l'air, en employant la lumière solaire comme source d'énergie).
L'atrazine fait partie de la famille des triazines, produits de synthèse organique parmi lesquels on trouve aussi la simazine et le therbuthylazine, désherbants utilisés en agriculture. L'atrazine est le nom générique d'une molécule. Les produits sont commercialisés sous différentes appellations. On compte plus de 30 produits à base d'atrazine (Buldozer, Iroquois, Belleter...).
L'atrazine est utilisé principalement comme désherbant du maïs et plus modestement, en arboriculture. Le maïs est gros consommateur d'herbicides. Tandis que la plupart des céréales ont besoin d'une protection au départ, au moment de la pousse, le maïs a besoin d'être désherbé au départ mais aussi pendant les 90 jours de la végétation. C'est pourquoi les consommations ont été très importantes. On estimait la consommation annuelle en France à plus de 5.000 tonnes.
L'atrazine présentait pour l'exploitant beaucoup d'avantages : facile à utiliser, efficace (la molécule conserve son efficacité dans le sol de 2 à 6 mois) et d'un faible coût. L'atrazine a donc été très couramment utilisé pendant quarante ans, entre son introduction en 1960 jusqu'à son interdiction, décidée en 2001.
1. La contamination des eaux brutes à l'atrazine
L'interdiction fait suite à l'inquiétude provoquée par la fréquence et l'importance de la contamination des eaux par l'atrazine. Cette contamination touche à la fois les cours d'eau, par ruissellement, et les eaux souterraines, par infiltration. Comme tous les pesticides de synthèse, l'atrazine n'existe pas dans la nature. Sa seule présence est un indicateur de contamination des eaux.
Les premières alertes remontent à la fin des années 80 lorsque les DDASS et DRASS -directions départementales et régionales des affaires sanitaires et sociales- ont constaté des dépassements de seuils d'atrazine dans les prélèvements d'eau potable.
Ces analyses ont été suivies de campagnes de mesures à la fois plus précises, puisque dédiées aux pesticides, voire même à la seule atrazine, et plus larges, puisque les analyses ne portaient plus seulement sur les eaux de captage d'eau potable, mais sur les eaux brutes, rivières et eaux souterraines (campagne de mesures de l'atrazine dans les eaux souterraines du Bassin Seine Normandie, par exemple). Ces différentes analyses ont révélé un certain nombre de faits majeurs :
- la fréquence des détections et des dépassements du seuil de 0,1 ug/l, seuil requis pour l'aptitude d'une eau à la production d'eau potable: La contamination des eaux à l'atrazine est très répandue en France au moins dans le voisinage des lieux des grandes cultures;
- la fréquence des détections et des dépassements du seuil de 0,1 ug/l dans les eaux souterraines : Si le ruissellement des pesticides ou rivières peut être compris, sinon toléré dans la mesure où la contamination est supposée momentanée, les infiltrations des pesticides dans les nappes sont les signes d'une pollution profonde et durable ;
- l'importance des dépassements : Les concentrations maximales observées peuvent être très élevées. Dans les années récentes, on relèvera par exemple une concentration de 29 ug/l dans les rivières de la Flume, en Ille-et-Vilaine, soit 290 fois le seuil de 0,1 ug/l et une concentration de 2 ug/l dans les nappes souterraines de Craie (Yonne), soit 20 fois le seuil ;
- la fréquence de la distribution d'une eau non conforme au regard du paramètre atrazine : La non conformité aux pesticides est souvent le premier élément de non conformité d'une eau aux normes de distribution. Sur les dix départements du Grand Ouest (départements des régions Bretagne - Pays-de-Loire et département des Deux-Sèvres, 2,7 millions de personnes ont été alimentées en 1997 par une eau non conforme) ;
- le faible effet des mesures de restriction d'usage. Les contaminations à l'atrazine subsistent plusieurs années après l'arrêt d'épandage. L'effet retard est important.
2. Métabolite et dégradation de l'atrazine
La molécule reste active assez longtemps (2 à 6 mois) mais se modifie avec le temps. Le processus de dégradation dans le sol commence une à deux semaines après l'application. La molécule se transforme et génère une nouvelle molécule sous l'action des micro-organismes. Cette nouvelle molécule, dite aussi métabolite, est le déséthylatrazine ou « DEA ».
Le rapport D-déséthyl/A-atrazine permet de mesurer la vitesse des transferts. En cas de pollution rapide (ruissellement en rivière ou une infiltration rapide dans une nappe), le rapport D/A est inférieur à 0,4 : l'atrazine n'a pas eu le temps de se transformer. En cas de pollution diffuse dans une nappe souterraine, le rapport D/A est voisin ou supérieur 1 : la molécule de base s'est transformée.
Ainsi, les pollutions dans les eaux de surface sont plutôt mesurées par la concentration d'atrazine (c'est le cas en Bretagne où les cours d'eau sont pollués à l'atrazine) tandis que les pollutions dans les eaux souterraines doivent plutôt être suivies par le métabolite. Dans le bassin Seine-Normandie, un tiers des captages en eaux souterraines a une teneur en DEA double des teneurs en atrazine. Tandis que les teneurs maximales en atrazine diminuent, celles en DEA augmentent. En 2000, plus de captages sont concernés par des valeurs supérieures à 0,1 ug/l en DEA qu'en atrazine (respectivement 32 % et 27 %).
3. La toxicité
La toxicité est avérée sur le milieu aquatique. La molécule a un effet inhibiteur sur les plantes aquatiques, et la toxicité aigue -entraînant la mort- apparaît à faibles doses (invertébrés : 0,2 à 7 mg/litre d'eau pendant deux jours d'exposition ; poissons : 5 à 15 mg/litre d'eau pendant quatorze jours d'exposition).
La dote létale (dose nécessaire pour tuer 50 % d'animaux témoins) est très élevée : entre 750 et 4.000 mg d'atrazine par kilo de poids d'animal ou d'oiseau (lapin : 750 mg, faisan : 2.000 mg, rat ou souris : 1.700 -4.000 mg).
Pour l'homme, l'atrazine est classé comme « produit nocif ». Cette nocivité se manifeste après inhalation ou contact dermique. Les risques d'effets graves apparaissent en cas d'exposition prolongée par ingestion. La dose journalière acceptable est de 40 ug/kilo de poids corporel. Les effets à long terme sur la reproduction sont suspectés. En revanche, l'atrazine a été classé non cancérigène par le Centre international de recherches sur le cancer en 1998.
Les limites de concentrations fixées par l'Union européenne pour l'eau potable (soit 0,1 ug de substance par litre d'eau) sont vingt fois plus sévères que le taux fixé par l'Organisation Mondiale de la Santé (2 ug/l) et deux cents fois plus sévères que le taux fixé en Australie. Aujourd'hui, les inquiétudes viennent moins de la molécule que de son métabolite, le DEA, considéré comme plus toxique que la molécule mère.
4. L'interdiction de l'atrazine
Le produit a été homologué en 1959, mais les restrictions d'usage se sont multipliées au cours des années 90 tant en raison des inquiétudes sur ses effets à long terme sur la santé (voir toxicité) qu'en raison de sa présence généralisée et parfois massive, dans les cours d'eau et les eaux souterraines voisines des lieux d'épandage.
En 1997, le Ministère de l'Agriculture et de la Pêche a restreint les usages, à la fois par une diminution des doses d'emploi (la dose homologuée en 1959 qui était fixée à 2,5 kg/ha/an a été successivement baissée à 1,5 en 1990, puis en 1997 à 1 kg/ha/an -avis JO du 15 février 1997), et par une restriction des usages (interdiction des épandages sur les zones non agricoles telles que jardins, fossés, bordures des voies... avis JO du 4 juillet 1997).
Des interdictions locales ont été décidées en 1998. Ce fut notamment le cas en Bretagne. Les préfets des quatre départements de la région Bretagne ont pris des arrêtés d'interdictions temporaires d'utilisation de l'atrazine à proximité des cours d'eau et des points de captage.
L'interdiction totale a été décidée fin 2001. Après le choix politique, annoncé en octobre 2001, l'interdiction a pris la forme d'un avis aux opérateurs par produit (avis du 27 novembre 2001). La date limite de distribution a été fixée au 30 septembre 2002. La date limite d'utilisation a été fixée au 30 septembre 2003.
On regrettera que cette décision importante ne figure ni sur le site Internet du Ministère de l'agriculture et de l'alimentation, ni sur celui du Ministère de l'écologie et du développement durable.
Même si la France suivait l'exemple allemand qui avait également banni l'utilisation des triazines quelques mois auparavant, cette mesure d'interdiction a pu être contestée par de nombreux professionnels qui privilégiaient des mesures de restriction d'usage (en limitant les quantités épandues), plutôt que des mesures radicales d'interdiction. La profession relève en effet que l'atrazine reste homologuée dans la plupart des pays de l'Union européenne et en Amérique du Nord.
Il est clair que la décision est avant tout politique. Le fondement scientifique est ténu, dans la mesure où l'atrazine n'a que très peu d'impact avéré sur la santé et que les normes internationales n'imposaient nullement l'interdiction. Le produit reste d'ailleurs utilisé dans de nombreux pays. La décision se justifie néanmoins pleinement, tant à titre rétrospectif que prospectif.
D'une part, les précédentes mesures de restrictions d'usage n'ont pratiquement eu aucun effet sur les concentrations observées dans les eaux. L'atrazine est présent pratiquement partout. Les limitations étant sans effet, il a donc été décidé un arrêt total.
D'autre part, cette décision est clairement un signal politique fort d'appel aux changements de pratiques agricoles. L'interdiction de l'atrazine a rendu possible les mesures de restriction d'usage des autres principales molécules (la diuron et l'isoproturon).
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