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LES FRACTALES

 


Les FRACTALES

L'idée de fractale est apparue comme une idée de symétrie entre les grandes et les petites échelles. C'est par la naissance d'une forme d'ordre inattendu, entre les variations des fluctuations des petites échelles et celles des grandes, qu'elle prit d'abord naissance. Considérées généralement comme du bruit parasite indésirable, ces fluctuations aux petites échelles se sont vues soudain investies d'une dimension et d'un sens tout à fait nouveaux et considérables : ceux d'expliquer les variations aux grandes. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces variations, petites ou grandes, semblaient suivre la même loi d'évolution cyclique dans le temps.

C'est à Benoît Mandelbrot que l'on doit d'avoir découvert ces correspondances, puis d'avoir mis à jour et approfondi ce concept d'invariance d'échelle. Libre chercheur chez IBM et géomètre de génie, il constata avec surprise ce phénomène en comparant à l'aide des premiers ordinateurs la topologie de courbes de distribution. Que ce soit celle des revenus ou celle de l'évolution des cours en bourse du coton, ces variations graphiques dans les distributions présentaient d'étranges similitudes.

Elles correspondaient à deux types différents d'effet que Mandelbrot appela effet Noé et effet Joseph.

L'effet Noé est celui qui correspond à une discontinuité brutale, comme la chute brutale des cours boursiers par exemple
L'effet Joseph est celui qui correspond à une persistance ou permanence, comme la régularité des crues de certains fleuves par exemple.
Cette idée d'invariance d'échelle, incongrue et choquante au début, s'est imposée progressivement pour acquérir aujourd'hui un statut géométrique à part entière. Un nouveau paradigme venait de naître.

Car, en effet, cette idée bouleverse quelque peu la géométrie euclidienne et deux mille ans de certitude. "Les nuages ne sont pas des sphères" aime à dire Mandelbrot, les montagnes ne sont pas des cônes, les éclairs ne se déplacent pas en ligne droite. Cette nouvelle géométrie donne de l'univers une image anguleuse et non arrondie, rugueuse et non lisse : c'est une géométrie du grêlé, du criblé, du disloqué, du tordu, de l'enchevêtré, de l'entrelacé.

Pour comprendre la complexité de la nature, il fallait soupçonner que cette complexité n'était pas seulement un hasard, un accident. Il fallait avoir la conviction que la caractéristique intéressante dans la trajectoire d'un éclair, par exemple, n'était pas sa direction, mais la répartition de ses "zigs" et de ses "zags", et que tout cela avait un sens.

Mandelbrot montra dans un célèbre article "Combien mesure la côte de la Bretagne ?" que cette estimation dépend de l'instrument de mesure utilisé, donc de la finesse de l'observation, et en définitive, de l'observateur. Plus on descend dans le détail, le détail du détail, le détail du détail du détail, etc..., plus la longueur de la mesure de cette côte augmente. A l'échelle microscopique, elle devient quasiment infinie, et à l'échelle atomique on peut se poser légitimement la question de la validité du procédé de mesure !

Ici resurgit le paradoxe du fini qui contient le non fini, l'in-fini et donc l'infini, et que traduit l'indécidabilité formelle de la mesure. La mesure et le mesureur participent activement du phénomène observé et le modifie. La mesure est en effet très sensible à l'instrument avec lequel elle est faite. Nous voyons réapparaître en filigrane la notion d'indécidabilité, dont nous avons vu plusieurs fois déjà qu'elle exprime une catégorie logique particulière, ni vraie, ni fausse, mais simplement indécidable !

Le bon sens et notre perception nous disent pourtant que la côte de Bretagne n'est pas infinie, ni même indéfinie. Cela se saurait ! Et nos cartes routières arrivent bien à l'exprimer sur une page ! Et pourtant... Si l'on part d'une image satellite de la côte de la Bretagne (ou simulée plus simplement sur ordinateur), et que l'on zoom successivement, disons d'un facteur cent, sur un détail, puis un détail du détail, et encore ainsi, ad libitum ... on a de grandes chances de retrouver des formes identiques quelques zooms plus loin. Il est difficile alors de savoir où l'on est précisément, et à quelle échelle de grossissement l'on se trouve, tant les formes rencontrées sont semblables et récurrentes. On plonge alors dans un puits sans fond aux formes répétitives dans lequel on se perd facilement. Les aviateurs le savent d'ailleurs fort bien bien et évitent du mieux qu'ils peuvent les nuages, car leurs repères et leur sens de la perspective disparaissent complètement, leur empêchant toute appréciation correcte des distances.

Une autre approche, plus mathématique et conceptuelle, de cette loi d'invariance d'échelle est celle des dimensions. Les dimensions classiques : longueur, largeur et profondeur déterminent et définissent des formes simples, le cube, la sphère, etc... Mandelbrot se détourna de ces dimensions trop simples pour cette apparente impossibilité : les dimensions fractionnaires. Cette notion est un acte conceptuel de haute voltige. Elle exige de la part des non mathématiciens un renoncement volontaire à l'incrédulité. Pourtant elle s'avère extrêmement puissante.

Une dimension fractionnaire permet de mesurer des qualités qui autrement n'auraient pas de définition claire : le degré de rugosité, de fragmentation, d'irrégularité d'un objet. Une côte sinueuse par exemple, en dépit de son incommensurabilité en terme de longueur, possède cependant un certain degré de rugosité caractéristique. Mandelbrot donna des méthodes pour calculer la dimension fractionnaire des objets réels en fonction de certaines données ou d'un procédé de construction de forme, et sa géométrie lui permit d'énoncer une affirmation sur les motifs irréguliers qu'il avait étudiés dans la nature : le degré d'irrégularité reste constant sur différentes échelles. Aussi surprenant que cela paraisse, cette affirmation est vraie. A maintes reprises, le monde présente une irrégularité régulière.

La figure en annexe de la courbe de Koch, du nom du mathématicien suédois qui l'a inventée en 1904, illustre parfaitement ce propos. Cette courbe est infiniment longue, aussi longue qu'une droite euclidienne qui s'étendrait jusqu'aux limites d'un univers sans borne. Ce résultat paradoxal d'une longueur infinie contenue dans un espace fini perturba de nombreux mathématiciens du début du XXième siècle. La courbe de Koch était un monstre irrespectueux de toute intuition raisonnable sur les formes, pathologiquement différent de tout ce qu'on pouvait rencontrer dans la nature.

 Nous voyons que la longueur de cette courbe suit une loi de progression géométrique, puisqu'à chaque itération, le résultat obtenu est multiplié par 4/3. La dimension fractionnaire ainsi obtenue est égale à 1,2618. Elle est davantage qu'une courbe, sans être vraiment un plan, car sa dimension est supérieure à 1 mais reste inférieure à 2 !

Le tapis de Sierpinski et l'éponge de Menger, présentés en annexe, sont d'autres exemples du même ordre. On peut penser en les voyant à la structure de la Tour Eiffel, ramifiée en un réseau de poutrelles de plus en plus fines. C'est une bonne approximation tridimensionnelle.

A partir de cette dimension fractionnaire, Mandelbrot inventa le terme de fractale, contraction de fracture (du latin frangere: briser) et de fraction. Une figure fractale est avant tout une figure invariante d'échelle. L'invariance d'échelle est une symétrie qui se retrouve à toutes les échelles. Elle implique la récurrence d'un motif à l'intérieur d'un motif. C'est une propriété facilement reconnaissable, dont on retrouve une illustration simple dans les réflexions infinies d'une personne se tenant entre deux miroirs, ou dans les poupées russes qui s'emboîtent les unes dans les autres, mais cet exemple n'est qu'une analogie grossière ; on s'arrête bien avant l'infini.

La géométrie fractale semble bien être celle de la nature, ou tout au moins, d'une partie.

Certaines formes comme l'organisation des squelettes des animaux ne peuvent être de nature fractale car elles sont directement liées à la gravité. Elles sont donc spécifiques d'une échelle donnée. On retrouve cependant cette invariance d'échelle dans de nombreux domaines naturels, comme par exemple la physique des tremblements de terre - un petit a les mêmes caractéristiques qu'un grand -, ou encore dans l'organisation arborescente des nuages, des flocons de neige, des chaînes de montagnes, des côtes maritimes, des arbres ; en physiologie dans celle des vaisseaux sanguins, des alvéoles pulmonaires; en astronomie dans l'organisation des galaxies et des nuages interstellaires, etc...

On peut alors se poser cette question : comment la nature est-elle parvenue à élaborer une architecture aussi compliquée ? Selon Mandelbrot les ramifications de ces objets fractals admettent une description d'une simplicité évidente, ne nécessitant que très peu d'informations. Si l'ADN est certainement incapable de renfermer les plans de l'immense multitude des bronches, bronchioles, alvéoles, ou de la structure spatiale particulière de l'arbre résultant de leur association, il pourrait fixer les règles d'un processus simple et itératif de bifurcations et de croissance. Ce serait là un principe universel de morphogenèse (hologrammatique ?). Cela a naturellement ouvert une voie de recherche, et la compréhension de l'encodage et de la réalisation de telles structures constitue désormais un défi majeur pour la biologie.

Conclusion

La puissance de l'invariance d'échelle se manifeste à des niveaux de complexité élevés. Il s'agit donc de l'appréhender globalement en mettant en perspective deux choses : d'une part, la très grande simplicité des lois de progression géométrique qui l'encode et la génère - l'ADN par exemple est constitué uniquement de quatre acides aminés de base - d'autre part, l'extraordinaire complication des enchevêtrements et ramifications qui en résulte.

Une harmonie étrange et fascinante émerge de ce mariage de l'ordre et du désordre des formes fractales. Répétons le, cette géométrie du complexe simple dans son principe, compliquée dans ses résultats, et qui participe activement des deux, est paradoxale dans son essence : elle garde dans son infinitude la liberté de son secret.

L'ensemble de Mandelbrot

Préambule sur les nombres complexes

Pour introduire l'ensemble de Mandelbrot dans notre propos, voici un bref rappel de mathématiques élémentaires. Nous savons tous que tous les nombres sont ou positifs, ou négatifs, ou égaux à zéro. Par conséquent, tout nombre qui n'est ni positif, ni égal à zéro est nécessairement négatif, et tout nombre qui n'est ni négatif ni égal à zéro est nécessairement positif.

Maintenant, qu'en est-il de cette équation apparemment inoffensive: x2 + 1 = 0 ? Si l'on transpose le 1 de l'autre coté de l'équation, on obtient: x2 = -1 , puis: x = √ - 1

Mais, dans un monde conceptuel construit de façon à ce que tout nombre soit ou positif, ou négatif, ou égal à zéro, ce résultat est inimaginable. Car, quel nombre, multiplié par lui même (élevé au carré) pourrait donner -1 ?

En tout cas, imaginable ou pas, les mathématiciens, physiciens et ingénieurs ont néanmoins depuis longtemps, nonchalamment accepté la racine carrée de -1 et lui ont assigné le symbole i signifiant imaginaire. Ils l'ont incluse dans leurs calculs, au même titre que les trois catégories de nombres (positifs, négatifs et égaux à zéro), et ont obtenu à partir d'elle des résultats pratiques, concrets et parfaitement imaginables.

Mais, pour notre mode de penser, le nombre imaginaire i est d'une fantastique irréalité. C'est précisément ce que l'élève Törless exprime à sa façon, dans le roman de Robert Musil "Les désarrois de l'élève Törless" page 126. Pour la première fois confronté aux énigmatiques propriétés de i , Törless dit à un de ses camarades de classe :

"Ecoute-moi bien, au début de tout calcul de ce genre, on a des chiffres parfaitement solides qui peuvent symboliser des mètres, des poids ou tout ce que l'on voudra de concret. C'est de semblables chiffres que l'on retrouve à la fin de l'opération. Mais ces derniers chiffres sont reliés aux premiers par quelque chose qui n'existe pas ! Ne dirait-on pas un pont qui n'aurait que ses piles extrêmes et que l'on ne franchirait pas moins tranquillement comme s'il était entier ? Pour moi, ce genre de calcul a quelque chose de vertigineux ; comme si, à un moment donné, il conduisait Dieu sait où ? Mais, le plus mystérieux à mes yeux, c'est encore la force cachée dans une telle opération et qui vous maintient d'une main si ferme que vous finissez quand même par aborder sur l'autre rive."

Le nombre i n'est donc pas réel, mais élevé au carré, il le redevient ! Il laisse donc à chacun la totale liberté d'imaginer ce qu'il peut être ou ne pas être.

Venons en maintenant à l'ensemble de MANDELBROT

Voici le programme permettant à partir d'un calcul itératif sur les nombres complexes, de dessiner cet ensemble sous forme d'une image fractale, maintenant bien connue de tout possesseur de micro-ordinateur.

Le programme qui permet de construire l'ensemble de MANDELBROT ne comprend essentiellement que quelques instructions (simplicité extrême des règles). Le mécanisme principal est en effet constitué par une boucle qui définit le nombre complexe de départ et lui applique la règle de calcul suivante : Z ==> Z2 + C où Z commence à zéro et C est le nombre complexe correspondant au point à tester. Donc prenez 0, multipliez le par lui même et additionnez le nombre de départ; prenez le résultat - le nombre de départ -, multipliez le par lui même et additionnez le nombre de départ; prenez ce nouveau résultat, multipliez le par lui même et additionnez le nombre de départ, etc...

L'arithmétique des nombre complexes est immédiate. Un nombre complexe s'écrit en deux parties : par exemple, 2 + 3i (c'est la position du point situé à 2 vers l'est et à 3 vers le nord dans le plan complexe). Pour additionner deux nombres complexes, il suffit d'additionner entre elles leurs parties réelles et leurs parties imaginaires :

     2 + 4i
  + 9 - 2i
-------------
= 11 + 2i

Pour multiplier deux nombres complexes, vous multipliez chaque partie de l'un par chaque partie de l'autre puis vous additionnez les quatre résultats obtenus. Comme, par définition des nombres complexes, i multiplié par lui même est égal à -1, deux termes du résultat se combineront entre eux.

          2 + 3i
       x 2 + 3i
-----------------
         6i + 9i2
   4 + 6i
-----------------
= 4 + 12i + 9i2
= 4 + 12i - 9
= - 5 + 12i

Pour sortir de cette boucle, le programme surveille le résultat de chaque itération: s'il s'éloigne vers l'infini, de plus en plus loin sur l'origine du plan, le point initial n'appartient pas à l'ensemble de MANDELBROT - c'est le cas si la partie réelle ou imaginaire du résultat courant est supérieure à 2 ou inférieure à - 2, et le programme peut alors passer à un autre point initial. Si, en revanche, le programme effectue ses itérations sans que le résultat intermédiaire soit supérieur à 2, le point initial appartient alors à l'ensemble de MANDELBROT. Le nombre de ces itérations dépend du grossissement. Pour une échelle accessible à un ordinateur personnel, 100 ou 200 est souvent suffisant, et 1000 offre une bonne sécurité.

Le programme doit répéter ce processus pour chacun des milliers de points d'un maillage, sur une échelle ajustable en fonction du grossissement. Il doit également afficher le résultat sur l'écran. On peut colorer en noir les points de l'ensemble, et en blanc les autres points. On peut aussi, pour rendre l'image plus attrayante, remplacer les points blancs par une gradation de couleurs. Si l'itération s'arrête au bout de, par exemple, dix répétitions, le programme affiche un point rouge; pour vingt répétitions, il affiche un point orange; pour quarante répétitions, un point jaune, et ainsi de suite. Le choix des couleurs et du nombre maximal d'itérations peut être adapté aux goûts du programmeur. Ces couleurs révèlent la topographie du terrain à l'extérieur de l'ensemble proprement dit.

L'image ci-dessous obtenue avec l'excellent programme "FracZoom Explorer" (hélas disparu car sous MS/DOS) représente l'agrandissement d'un détail de l'ensemble de Mandelbrot. A noter la symétrie presque parfaite des huit bras tentaculaire de la "pieuvre" ainsi formée. Les points de complexité apparaissent en vert sur l'image à l'intérieur des bras. La forme originelle de l'ensemble ressurgit régulièrement lors de l'agrandissement de certains d'entre eux.



Image FracZoom Explorer
 

Annexes

La courbe de Koch



Courbe de Koch


D'une manière imagée, une fractale est un moyen de voir l'infini. Imaginez un triangle équilatéral de 30 centimètres de côté. Imaginez maintenant la transformation suivante, construite à partir d' un ensemble de règles particulières, bien définies, que l'on peut itérer facilement : prenez le tiers central de chacun des côtés, et accolez-lui un nouveau triangle, de forme identique mais de dimensions trois fois plus petites. On obtient une étoile de David. Au lieu des trois segments de 30 centimètres, le contour de la figure résultante se compose de douze segments de 10 centimètres, et comprend six sommets au lieu de trois.

Prenez maintenant chacun des douze côtés et répétez l'opération, en fixant un triangle plus petit sur leur tiers central, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Le contour contient de plus en plus de détails. Il ressemble à un flocon de neige idéalisé : c'est la courbe de Koch, d'après Helge van Koch, un mathématicien suédois qui fut le premier à la décrire en 1904.

La courbe de Koch ressemble aussi à "un modèle grossier mais tout à fait suffisant de côte maritime", selon Benoît Mandelbrot. Si le triangle de départ a des côtés égal à 1, soit un périmètre de 3, le fait de rajouter à chaque fois au milieu de chaque côté un triangle de côté égal à 1/3 multiple l'ensemble par 4/3. On a donc au final : 3 x 4/3 x 4/3 x 4/3 ... c'est-à-dire l'infini ! Pourtant l'aire de la figure résultante reste inférieure à celle du cercle circonscrit au triangle initial. On a donc une courbe de longueur infinie entourant une surface finie.

Le tapis de Sierpinski et l'éponge de Menger



Eponge de Menger


Construire avec des trous : Au début du XXième siècle, quelques mathématiciens conçurent des objets apparemment monstrueux en ajoutant ou en enlevant une infinité d'éléments. L'un de ces objets est le tapis de Sierpinski, construit en découpant en son centre le neuvième de son aire, puis en découpant les centres des huit petits carrés restants, et ainsi de suite. L'analogue tridimensionnel est l'éponge de Menger, un réseau dont l'aire est infinie, mais dont le volume vaut zéro.

 

vignette photo


François TERRIN

 

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ENTRETIEN AVEC BENOÎT MANDELBROT

 


Entretien avec Benoît Mandelbrot. Comment j'ai découvert les fractales       
texte intégral


et aussi - par Propos recueillis par Marc Lesort dans mensuel n°99 daté mai 2000 à la page 84 (4212 mots) | Gratuit
Les fractales, que connaissent bien les lecteurs de La Recherche n° 85, p. 5, janvier 1978 ; n° 171 , p. 1334, novembre 1985, sont à la fois une théorie mathématique de plein droit et un outil précieux pour analyser des phénomènes très variés. Comment Benoît Mandelbrot a-t-il été conduit à cette invention ? Pourquoi a- t-il choisi la dénomination de « fractales » ? Dans quel environnement et grâce à quelles institutions a-t-il pu oeuvrer efficacement dans ce secteur mal aimé et peut-être mal désigné : les mathématiques appliquées ? Interrogé par Marc Lesort, le principal intéressé s'en explique et souligne qu'il a fallu des conditions assez particulières pour que les fractales voient le jour.

La Recherche : Votre travail est-il celui d'un mathématicien ou d'un informaticien ?

Benoît Mandelbrot : D'un mathématicien, bien sûr, mais dans un sens tout à fait archaïque de ce terme. A mon avis, deux sortes d'esprit existent en mathématiques : l'esprit géométrique et l'esprit algébrique. Il y a cent ans, les deux types d'esprits cohabitaient sans problèmes insurmontables. Et puis, aussi bien en physique qu'en mathématiques, les algébristes ont paru éliminer peu à peu la géométrie, c'est-à-dire l'intuition géométrique, l'idée que les objets géométriques ont une réalité tangible. Un certain nombre de chercheurs animés d'un esprit géométrique ont sans doute renoncé de ce fait aux mathématiques pour s'orienter vers d'autres disciplines, pas nécessairement scientifiques.

J'ai eu la chance d'échapper à cette éducation qui tuait la géométrie, parce qu'au moment où j'aurais dû suivre les cours de Taupe, c'était la guerre. Ma famille s'était réfugiée de Paris à Tulle ; et, par une chance extraordinaire, des enseignants de Strasbourg qui avaient de grandes qualités étaient repliés dans cette ville. J'ai donc obtenu mon bac dans de très bonnes conditions. Par la suite, autant par manque d'argent que parce que je tenais à la vie, j'ai mené une vie un peu aventureuse, en faisant toutes sortes de travaux. Et je crois que ça a été essentiel pour mon évolution, parce que j'ai ainsi échappé à ce « martèlement taupinal » qui consiste, en somme, à apprendre aux gens à faire des calculs compliqués très rapidement et sans erreur : telle était la recette pour réussir aux concours.

J'ai finalement suivi, mais seulement pendant quelques mois, les cours de mathématiques spéciales au lycée du Parc à Lyon, et je me suis aperçu alors que j'avais un talent : celui de savoir à peu près tout transformer en figure géométrique. Là où la plupart des gens, y compris mes professeurs, voyaient des problèmes d'analyse ou d'algèbre, moi je voyais des choses géométriques... C'était un don spontané, que je ne cultivais pas délibérément. J'ai passé les concours d'entrée, en 1945, de façon assez acrobatique, et je n'ai pas été loin d'être reçu premier à la rue d'Ulm et à l'Ecole polytechnique.

L.R. : Sans avoir suivi le programme normal de préparation ?

B.M. : En fait, j'avais triché, du point de vue du concours : celui-ci était fait pour juger l'aptitude des candidats à faire du calcul rapide, et je faisais ceux-ci après coup, pour vérifier ou confirmer les résultats que j'avais trouvés par la géométrie. Pour le reste, la chimie, la physique, ce ne sont pas des choses qu'on dessine ou qu'on devine, donc j'avais de sales notes. En dessin, par contre, j'avais de très bonnes notes...

D'abord, je suis entré à l'Ecole normale supérieure, mais pour la quitter au bout de deux jours. C'étaient les débuts de l'époque où les mathématiques allaient être dominées par Nicolas Bourbaki, et je savais, par un oncle qui était professeur au Collège de France, qu'il s'agissait d'un groupe de gens à l'esprit extrêmement étroit ; l'idée qu'ils avaient des mathématiques était, pour moi, écrasante. Je suis donc entré à Polytechnique.

Là, je me suis de nouveau trouvé dans des conditions tout à fait exceptionnelles. Etant né en Pologne, mon statut de citoyenneté n'était pas clairement établi. L'X avait conclu que je n'avais pas le nombre d'années de naturalisation nécessaires et que j'étais inapte au service de l'Etat.

En réalité, l'affaire n'était pas du tout évidente. Toujours est-il que je suis devenu élève avec un statut spécial, sans avoir à me préoccuper de mon rang de sortie, parce que, de toute façon, je ne pouvais pas entrer dans un grand corps comme les Mines ou les Ponts.

J'ai donc pu me cultiver et. contrairement à un certain cliché, j'ai appris beaucoup de choses à l'X. J'ai eu le temps de lire des choses que l'on considérait comme peu rentables. Et je n'ai pas eu à apprendre par coeur les cours de chimie, que les autres polytechniciens devaient avaler de gré ou de force parce qu'une mauvaise note en chimie leur enlevait tout espoir de sortir dans un bon rang. Et pour finir, à ma sortie de l'école, l'X s'est sentie gênée à mon égard : certains officiers avaient le sentiment d'avoir commis une injustice et m'ont obtenu une bourse aux Etats-Unis.

L.R. : Que vouliez-vous faire?

B.M. : Des mathématiques appliquées, selon l'idée que je m'en faisais alors. Je lisais beaucoup de livres d'histoire des sciences. Et je disais à mes parents : « Mon ambition est de trouver un domaine, aussi ésotérique qu'il soit, dans lequel je serai le pionnier. Je veux être une sorte de Kepler, je n'aime pas la foule... »

Tout cela m'a mené vers des disciplines diverses dans différentes universités. J'ai également été maître de conférences à Polytechnique. En 1958, j'étais âgé de 33 ans, et j'étais très déçu de ma situation. J'étais seul en France, et sans moyens, accepté par l'Université, mais pour des raisons sans importance. Ceux qui, comme moi s'intéressaient aux mathématiques dites appliquées étaient considérés comme inaptes aux mathématiques pures et méprisés par les mathématiciens. En fait, personne ne voulait ou ne pouvait juger de la valeur de mon travail. Bref, une position très compliquée et désagréable.


L.R. : Comment vous en êtes-vous sorti ?

B.M. : Il s'est trouvé qu'IBM cherchait des gens comme moi ; à ce moment de leur développement, il leur était fort difficile de recruter des hommes déjà établis dans des domaines reconnus, parce que leur nouveau centre de recherches de Yorktown près de New York n'était pas encore connu des milieux scientifiques. De ce fait, ils faisaient bon accueil à des gens flottant dans des domaines mal cernables ; il se trouve d'ailleurs que ces chercheurs ont donné à IBM sa dimension intellectuelle, parce qu'ils avaient en général de fortes personnalités. Pour ma part, j'y ai d'abord été invité pour un court séjour, puis IBM m'a engagé.

L.R. : L'adaptation posa-t-elle des problèmes ?

B. M. : Non. J'étais devenu beaucoup plus libre et cela me convenait. IBM installait de nouveaux laboratoires, ce que je faisais était assez spectaculaire, et on m'a laissé prendre des paris, sans me garantir, d'ailleurs, que ça durerait très longtemps. Tout cela me plaisait plutôt.

Au bout de quelques années, j'ai quitté IBM pour Harvard. Et puis je suis revenu à IBM, sur les conseils d'un ami, futur président du MIT Massachusetts Institute of Technology, qui m'avait averti que, étant donné mon profil de plus en plus étrange et ma façon éclectique de passer d'un domaine à l'autre, je risquais de rencontrer des difficultés à l'université. Je crois qu'il avait raison.. En tout cas, j'ai suivi son avis.

L.R. : Les fractales sont « venues » à IBM ou à Harvard ?

B.M. : Elles sont nées à IBM. En fait, sans le savoir, je n'avais jamais rêvé d'autre chose : les problèmes de linguistique sur lesquels j'avais travaillé en France impliquaient déjà un mouvement radical de pensée qui se place assez bien, aujourd'hui, dans le cadre fractal. Dans d'autres sujets que j'avais déjà abordés, on peut également déceler l'embryon des fractales.

Mais les fractales n'ont vraiment commencé à prendre forme qu'en 1962, au moment où j'ai quitté IBM pour Harvard. Je faisais alors de l'économie dans des conditions étranges, qui jamais n'auraient été soutenues financièrement ailleurs qu'à IBM ; c'est comme professeur d'économie qu'on m'avait invité à Harvard. Je m'occupais de choses très concrètes : j'avais introduit une idée qui semblait arbitraire, prise isolément, mais qui allait s'avérer être la base de la théorie des fractales. L'idée était que, dans l'étude des prix, il n'y avait aucune différence de nature entre les variations à court et à long terme. On peut décrire, par exemple. les changements du prix d'une denrée comme le coton sur quelques semaines ou sur plusieurs années comme deux phénomènes statistiquement identiques, sauf qu'ils se déroulent sur deux échelles différentes. Cela allait à l'encontre des idées reçues, qui voulaient que les variations quotidiennes soient dues à la spéculation, et les changements à long terme aux lois fondamentales de l'économie.

En développant cette idée, j'ai pu bâtir un modèle mathématique et faire dessiner des chroniques boursières tout à fait fictives, mais calculées selon ce principe ; les experts ne pouvaient pas les distinguer de vraies chroniques. Il y en avait même qui se risquaient à développer, à partir des cours fictifs que j'avais calculés, toute une série de commentaires complexes et de prévisions. Mes chroniques étaient uniquement le fruit d'une démarche théorique, mais elles ressemblaient tout à fait aux vraies.

Ce travail a été fort mal reçu par certains, qui avaient pris l'habitude d'un certain parallélisme entre les méthodes intellectuelles adoptées en économie et celles que l'on pratiquait depuis longtemps en physique. Car, à l'époque, le type de démarche que je développais n'avait pas encore été introduit en physique.

En fin de compte, je me suis assez vite lassé de l'économie et j'ai été pris d'un goût extrême pour les bruits et turbulences. Grosso modo, il existe une ressemblance réelle entre ces deux domaines : le temps qu'il fait et les cours de la bourse sont également imprévisibles. Et j'allais trouver une traduction mathématique de cette idée banale en identifiant une notion sans précédent : l'idée de « self-similarité » géométrique. La self-similarité s'est avérée un concept fructueux, et si omniprésent que personne ne sait plus que c'est moi qui ai créé ce terme à Harvard en 1964.

L.R. : Quel est son sens exact ?

B.M. C'est la propriété que possède une forme géométrique où chaque partie est une image réduite du tout. J'avais alors également reconnu que la self-similarité pouvait se traduire numériquement par une dimension fractionnaire. Les espaces à « n » dimensions, où « n » est une fraction, étaient connus des mathématiciens, mais on considérait qu'ils ne pouvaient servir à rien de concret, que c'étaient des mathématiques séparées du réel. C'est en tout cas une des raisons pour lesquelles les mathématiciens ne m'ont guère aidé à ce stade ; les économistes et les météorologues, par ailleurs, me comprenaient mal.

L.R. : N'ont-ils pas compris que vous travailliez dans leur domaine pour étayer une idée que vous souhaitiez développer ?

B.M. : Peut-être, mais de toute façon, c'était trop différent de ce qui se faisait à l'époque. Je ne parvenais pas à convaincre grand monde. Alors j'ai ouvert l'oeil pour trouver des exemples plus familiers que les turbulences ou les cours de la bourse. Et j'ai trouvé une question qui a semblé folklorique à certains, mais qui pour moi venait à point parce que ma théorie s'y appliquait à merveille : peut-on mesurer la longueur de la côte de Bretagne ? Un Anglais assez excentrique, Lewis Fry Richardson, avait mesuré les longueurs de différentes côtes. Son opuscule, d'ailleurs posthume, était sans théorie ni conclusion. mais contenait une certaine loi empirique tout à fait dans mes cordes. Pour une raison essentiellement psychologique, j'ai vu là la clef du salut : personne ne faisait à cette époque de géographie quantitative, donc les physiciens et mathématiciens à qui j'avais à faire accepteraient peut-être des arguments pris dans ce domaine sans se sentir touchés, puisqu'ils pensaient n'avoir rien à y faire...

J'ai donc travaillé sur cet exemple, en pensant que c'était de la pure rhétorique, sans intérêt intrinsèque. Mais pour attaquer ce problème, j'avais besoin de faire des dessins ; or il n'y avait à l'époque aucun outil permettant de faire des dessins à partir de données mathématiques, puisqu'il n'y avait pas encore d'informatique graphique. En bricolant, nous avons réussi à réaliser des figures très grossières, qui étaient tapées sur une imprimante. C'était plutôt héroïque : quand c'était la mer, la machine ne tapait rien, et quand c'était la terre, elle tapait un « 0 » et un « W » superposés. Après, on repassait tout au crayon, pour avoir quelque chose de correct...

Et puis, quelqu'un a fait pour moi un petit programme, qui permettait de projeter mes images sur un écran cathodique de laboratoire : les débuts de la synthèse d'images, en somme. Dès ce moment, je me suis aperçu que les résistances intellectuelles tombaient l'une après l'autre. Les images que je calculais avec ma théorie mathématique ressemblaient curieusement à la réalité : si je pouvais imiter la Nature, c'est que peut-être j'avais trouvé un des secrets de la Nature...

L.R. : Ces réactions vous ont surpris ?

B.M. : Pas tout à fait. J'avais déjà fait l'expérience qu'en faisant entrer l'oeil dans la science, on pouvait convaincre beaucoup de gens. Je vais vous raconter l'histoire. A un certain moment, je m'étais occupé de rivières et avais tenté de décrire mathématiquement deux phénomènes bien connus : la persistance de hauts niveaux, que j'appelais « l'effet Joseph », et les grandes crues, que j'appelais « l'effet Noë ». Mais les mathématiciens ne comprenaient guère le problème pratique et les hydrologues avaient un comportement encore plus réticent que les économistes : ils disaient que jamais, jamais, ils n'avaient besoin d'instruments de travail aussi complexes pour leurs recherches.

J'avais donc du mal à publier ces travaux, jusqu'au jour où je suis allé voir le rédacteur d'une grande revue hydrologique en lui disant : « J'ai une formule, un algorithme, pour imiter les rivières. Cet algorithme va sans doute vous sembler incompréhensible, mais laissez-moi faire un test. » Et je lui ai présenté plusieurs dessins : certains étaient des chroniques réelles de rivière, d'autres étaient conçus avec ma théorie, d'autres correspondaient à d'autres théories.

« Dites-moi lesquels sont vrais fondés sur des observations et lesquels sont faux des imitations ». Il a commencé par éliminer plusieurs dessins, en disant : « Ça, c'est du faux, une rivière ne se comporte pas comme çà » : or c'était des dessins faits avec sa théorie à lui !

Il a dit : « Zut ! Je ne pensais pas que c'était si moche, je savais que c'était grossier, mais pas moche à ce point ». Il a éliminé ainsi toutes les théories usuelles de l'époque, et, pour le reste, il a dit : « Ça, je ne sais pas. Tout pourrait être de vraies rivières ».

On a retourné les dessins : l'un correspondait au Nil, l'autre au Colorado, l'autre au Saint-Laurent, et les autres étaient les chroniques artificielles que nous avions réalisées d'après ma formule. Alors, je lui ai dit : « Vous voyez, je peux à volonté imiter le Nil ou la Loire... » et il m'a répondu : « Aucun problème, votre article sera publié. Je n'y comprends rien, mais ce sera publié ».

Cet article a provoqué certains échos en hydrologie. Mais, sur moi, il a eu un effet extraordinaire, parce qu'il m'a fait comprendre que la rhétorique picturale fournissait à la théorie fractale, alors en cours de formulation, un moyen de parvenir à l'esprit de gens que la rhétorique mathématique usuelle, elle, laissait de glace. Par la suite, j'ai persisté dans cette voie de l'informatique graphique, revenant ainsi à mon premier amour : la géométrie.

L.R. : Quand vous êtes-vous rendu compte de l'importance des fractales ?

B. M. : Disons en 1964 ; je me suis rendu compte alors qu'il devait y avoir, derrière cette affaire-là, un principe très général de la Nature. Mais il a fallu, pour l'établir,. un gros travail de synthèse. En 1973, entre les premières images de chroniques de rivière réalisées sur table traçante et les premières images de côtes montagneuses faites sur écran cathodique, le Collège de France m'avait invité à donner une série de conférences. La première était un séminaire interdisciplinaire au cours duquel on m'a demandé d'expliquer comment une même personne pouvait travailler sur des sujets aussi hétéroclites, à première vue. J'étais au pied du mur, il fallait que je démontre la cohérence de mes travaux ; c'est cette occasion qui m'a amené à formuler pour la première fois, de façon assez claire, la théorie fractale. Quand j'ai publié, en 1975, mon livre Les objets fractals, je n'ai eu qu'à rédiger, de façon un peu amplifiée, mes conférences au Collège de France, et à y ajouter mes images de montagne générées par ordinateur : c'est ce qui a donné au livre l'écho que mes conférences n'avaient jamais rencontré que dans les milieux scientifiques.

L R. : Le mot « fractal », lui-même, est une trouvaille extraordinaire. Comment l'avez-vous faite ?

B.M. : Dans mon livre, j'avais réuni plusieurs travaux en montrant leur unité., S'il fallait créer un mot pour ça, c'est que l'idée était nouvelle. J'ai fait très attention en le créant : il fallait que ce mot soit court, qu'il frappe, qu'il rappelle le mot « fractionnaire », qu'il ne soit ni trop étrange, ni trop compliqué, et qu'il marche aussi bien en français qu'en anglais. Je me suis vraiment donné beaucoup de mal pour le trouver. La réussite a été quasi immédiate : ça a même fait un scandale, et il n'y a rien de mieux qu'un petit scandale pour faire passer une idée. Le scandale venait du pluriel que j'avais donné à ce mot : « fractals ».

J'ai été convoqué par une commission du terme scientifique et du néologisme, qui m'a fait reproche de ce pluriel irrégulier : « Il faut le remplacer par fractaux ». Moi j'avais pris mes précautions ; j'avais acheté un dictionnaire avant de venir les voir et leur ai répondu : « C'est trop tard. D'ailleurs, il y a bien des précédents : les chantiers, navals, les bals, les carnavals,... »

Si j'avais su, j'aurais choisi fractaux. Cette publicité, je ne l'ai pas cherchée. Mais elle est venue en écho d'un autre phénomène : il se trouve que la « chose fractale » et les figures fondées sur la self~similarité ont une résonance très profonde sur la plupart des gens, y compris ceux qui n'ont aucune connaissance scientifique. Ça les choque ou ça leur plait ; leur réaction, en tout cas, n'est pas seulement intellectuelle, mais sensuelle. Et moi, ça me plaît que les mathématiques, qui sont une science réputée sèche et presque monstrueuse, puissent devenir quelque chose de très pratique et proche des sens.

L.R. : Quand vous êtes-vous aperçu que d'autres chercheurs utilisaient les fractales pour la synthèse d'images ?

B.M. : En 1977, les choses étaient devenues plus faciles grâce à la publication de mon premier livre anglais, qui a eu un succès tout à fait inattendu pour un sujet aussi aride. J'étais totalement occupé et enthousiasmé par cette entrée de l'oeil dans la science. Le seul autre, d'ailleurs, à travailler sérieusement sur la synthèse d'images était Sutherland, à Salt Lake City, mais j'ignorais alors son existence.

Et puis, un jour, le chargé de l'infographie du centre de calcul d'IBM est revenu du Siggraph 1980 en me disant : « Ecoutez, il y a un type chez Boeing qui fait des films fractals ; pourquoi est-ce que vous ne m'avez pas dit qu'on pouvait faire des films avec vos machins ? » Je lui ai répondu : « Il y a trois ans que je ne vous parle que de ça. D'ailleurs, nous avons nous-mêmes fait un film, mais un film moche, avec les moyens du bord ». Il était extrêmement vexé qu'IBM ait raté une occasion formidable, occasion que Loren Carpenter, lui, n'avait pas manquée en réalisant Vol libre. Il avait lu mon livre et commencé à utiliser les fractales, mais sans m'écrire ni rien me demander. Il y avait aussi Alain Fournier, un Français qui travaillait au Texas. Il utilisait lui aussi les fractales pour fabriquer des images synthétisées par ordinateur. Tous deux, indépendamment l'un de l'autre, avaient pris un certain raccourci, pour simplifier les calculs et permettre à l'ordinateur d'aller plus vite. J'ai essayé de leur expliquer que leur méthode avait le défaut de créer des plis contre nature qu'on ne rencontre pas par les méthodes que je préconise. Au début, ils ont pensé pouvoir arranger ça, mais ils s'aperçoivent maintenant qu'ils doivent prendre le problème autrement.

L.R. : Carpenter expliquait-il comment il utilisait les fractales ?

B.M. : Le long article de Fournier, Fussell et Carpenter parlait de moi tout le temps, mais j'ai dû intervenir auprès de la revue pour que les auteurs précisent que, sans en avoir eu l'intention, ils avaient fait une approximation importante qui changeait pas mal de choses et qui, surtout, présentait certains défauts. J'ai d'ailleurs publié une mise au point là-dessus. Cela dit, je suis très satisfait que « Lucasfilm » ait pu se servir des fractales et faire les choses en grand : même si l'algorithme de Carpenter est à modifier, l'idée était excellente.

L.R. : Aviez-vous imaginé, au moment de les mettre au point, tout le profit qu'on pouvait tirer des fractales non seulement du point de vue scientifique, mais du point de vue de la synthèse d'images ?

B.M. : Je savais qu'on pouvait faire des films avec les fractales, puisque je vous ai dit que j'en avais fait un vers 1975, qui a été montré un peu partout à l'époque. Ensuite, j'ai eu un peu honte de ce film, parce qu'il était grossier. Maintenant, on le réutilise à cause de son caractère historique. D'ailleurs, Thierry Garrel de l'INA Institut national de l'audiovisuel l'a diffusé dans l'émission « Juste une image », sous le titre : Les montagnes fractales du professeur Mandelbrot.


L.R. : Le travail que vous avez mené aux Etats-Unis aurait-il été possible en France ?

B.M. : Impossible en France, et d'ailleurs tout aussi impossible si j'étais resté au MIT ou à Harvard, où l'idée qu'un professeur de mathématiques puisse avoir besoin d'ordinateurs et d'instruments graphiques était alors considérée comme parfaitement farfelue : hier encore, on croyait que les mathématiciens n'avaient pas besoin d'instruments. Même à IBM, ça n'a pas été facile. J'utilisais les heures libres de l'ordinateur par-ci par-là, mais une économie bien gérée ne peut laisser un farfelu utiliser une machine aussi coûteuse sans explication. Et il m'était impossible d'expliquer ce que je pouvais en faire avant que ça n'aboutisse. Toujours est-il que j'ai eu les moyens et la liberté nécessaires ; cela illustre un paradoxe essentiel.

Dans un organisme du type IBM, on peut convaincre l'autorité si on a de la chance, si on se démène. Dans un organisme exigeant le consensus, comme l'université, où les décisions sont prises par une assemblée de représentants des disciplines établies, tous auraient probablement voté contre mon projet, pour une raison simple : s'ils avaient pensé que ça avait des chances de marcher, ils l'auraient fait eux-mêmes, sans secours extérieur à leur discipline.

Aux Etats-Unis, la prospérité et les habitudes de décentralisation font qu'il existe une grande variété de sources de financement et de soutien, ce qui augmente les chances des entreprises apparemment extravagantes comme la mienne... Cependant, même là se pose un problème qui n'est pas simple : quel mécanisme social permet à ce genre d'idées de se manifester, à ce type de recherches d'aboutir ?

Si cela semble plus aisé qu'en France, il a pourtant fallu que je persiste, que je m'accroche, que je sache dire « Il y a une chose intéressante à faire, j'ai l'estomac pour la faire et donc je vais la faire ». Quand on me disait que mes travaux étaient incompréhensibles, je revenais à la charge et j'expliquais sans me lasser. Si j'avais été mou et timide, ou trop arrogant, ou si mon livre avait été illisible, jamais la découverte des fractales n'aurait vu le jour. Or de très bons chercheurs peuvent être timides ou illisibles : qu'est-il advenu de leurs travaux ?

Et puis cette démarche exige qu'on reste longuement suspendu entre les disciplines. Aujourd'hui, pour qui se lance dans la recherche, c'est une position pratiquement intenable. C'est pourquoi aucun de mes élèves n'a essayé de m'imiter : ils ont tous choisi une spécialité, par exemple l'économie, la physique ou la météorologie.

L.R. : La recherche interdisciplinaire est-elle toujours aussi mal admise ?

B.M. : L'interdisciplinarité est rarement viable. Quand elle est intellectuellement possible, et c'est rare, elle est pénible à vivre. Or il y a des intuitions fécondes qui ne naîtront jamais que dans l'interdisciplinarité... Moi, j'ai eu la chance de pouvoir la pratiquer, grâce à des circonstances exceptionnelles ; sans compter cette chance inestimable : en définitive, je n'ai pas fait d'études systématiques, bien que j'aie fait l'X et acquis tous les diplômes qu'il faut. C'est ce qui m'a permis par la suite, d'aller et de venir, d'exercer ma curiosité. Qui peut se payer ce luxe, aujourd'hui ? Qui peut se permettre de sortir, sans effraction, des bornes de sa spécialité, du seul domaine où il est jugé compétent et donc autorisé à se mouvoir avec une relative liberté ?

Même si l'essentiel est de comprendre, le chemin qu'on utilise pour y parvenir a son importance. Celui qui m'a mené aux fractales paraît bizarre. Mais j'ai vécu cette succession : étude de la bourse, des rivières, de la côte de Bretagne, puis étude des galaxies, des montagnes, des nuages, et enfin retour aux mathématiques, comme un parcours décrivant une orbite de moindre résistance. Je crains que les résistances en question ne soient maintenant devenues bien plus fortes...

Par Propos recueillis par Marc Lesort

 

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GÉOMÉTRIE SUR DES ENSEMBLES DE POINTS ISOLÉS

 


MATHÉMATIQUES
Géométrie sur des ensembles de points isolés


mathématiques - par Philippe Pajot dans mensuel n°474 daté mars 2013 à la page 18 (530 mots) | Gratuit
Qu'avez-vous montré sur les ensembles fractals discrets ?

D.E. Avec mon collègue Ben Lichtin, de l'université de Rochester, aux États-Unis, nous avons élaboré de nouveaux outils pour accéder de façon indirecte à la géométrie de ce type d'ensembles. Un objet fractal est tel que tout est semblable à une de ses parties. Le triangle de Sierpinski en est un exemple : on part d'un triangle équilatéral plein ; on le remplace par trois autres juxtaposés, dont le côté est deux fois plus petit ; on répète cette opération à l'infini. Cette propriété d'autosimilarité peut aussi concerner des ensembles discrets, c'est-à-dire constitués de points isolés. Le triangle de Pascal modulo 2 est un exemple élémentaire d'un tel ensemble : chaque point correspond à une valeur impaire du triangle de Pascal habituel (voir la figure). Bien qu'il ressemble au triangle de Sierpinski, ce triangle de Pascal modulo 2 est un objet fractal discret.

Comment sont apparus ces ensembles fractals discrets ?

D.E. Partons du développement en fraction continue d'un nombre. Par exemple √2 peut s'écrire comme une suite infinie de fractions où apparaît une périodicité (√2 = 1 + 1/(2 + 1/(2 + 1/(2+...)))). Au début du XXe siècle, des mathématiciens ont cherché à trouver l'équivalent de ces périodicités pour des nombres qui ne sont pas forcément la solution d'une équation algébrique de degré 2 à coefficients entiers (les nombres non quadratiques). La construction des premiers ensembles fractals discrets résulte de cette recherche.

Comment étudier ces objets ?

D.E. Nous avons utilisé des fonctions zêta associées naturellement à ces ensembles discrets. Ce sont des fonctions construites sur le modèle de la fonction historique, la fonction zêta de Riemann (ζ(s) est égale à la somme pour n variant de 1 à l'infini de ). Pour les ensembles fractals discrets, la somme porte sur les points de l'ensemble fractal discret, auquel est associé un groupe de transformations, et au dénominateur se trouve une norme (qui mesure la taille des points) compatible avec ces transformations. En soi, cela n'a rien de révolutionnaire, mais l'étude de ces fonctions zêta particulières était extrêmement délicate. Pour obtenir des informations géométriques sur ces objets, il faut en faire le prolongement analytique (lire « Des prolongements utiles », ci-dessus). Or en raison de la grande irrégularité de la disposition des points dans ces ensembles, les techniques classiques pour établir des prolongements analytiques ne fonctionnaient pas. Nous avons exploité l'autosimilarité de l'objet lui-même, c'est-à-dire les symétries qui pouvaient exister, pour trouver les prolongements analytiques des fonctions zêta associés à ces objets. Ensuite, nous avons étudié précisément les singularités de ces prolongements, les valeurs pour lesquelles la fonction n'est pas définie.

Qu'avez-vous trouvé sur ces objets ?

D.E. En géométrie classique, la fonction zêta permet via ses singularités d'obtenir toute une série d'informations géométriques sur les objets étudiés, comme la dimension, la courbure et ses dérivées, etc. Sur les ensembles fractals discrets, nous avons obtenu le pendant de ces caractéristiques géométriques en montrant notamment que la dimension fractale coïncide avec le premier pôle réel (la plus grande valeur pour laquelle le prolongement analytique s'annule). L'exploitation de l'information contenue dans les autres pôles devrait conduire à mieux comprendre l'archétype de l'ensemble fractal discret, baptisé voile d'Arnold.

Par Philippe Pajot

 

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UN THÉORÈME DE THÉORIE DES GROUPES ...

 


MATHÉMATIQUES
Un théorème de théorie des groupes vérifié par ordinateur


mathématiques - par Propos recueillis par Philippe Pajot dans mensuel n°471 daté janvier 2013 à la page 18 (603 mots) | Gratuit
En codant de nombreuses théories d'algèbre, des informaticiens sont parvenus à vérifier par ordinateur la démonstration d'un important théorème de théorie des groupes. Ce succès ouvre la voie à la vérification de problèmes mathématiques difficiles.

Pourquoi teniez-vous à vérifier le théorème de Feit-Thompson ?

G.G. Nous voulions voir si nous pouvions utiliser des assistants de preuve, systèmes qui permettent la vérification de démonstrations mathématiques, pour des théorèmes de mathématiques « sérieux ». Nous avions vérifié, en 2005, le « théorème des quatre couleurs ». Mais sa preuve utilisant uniquement la combinatoire, nous voulions aller plus loin et être capables de vérifier des pans entiers d'algèbre. Le théorème de Feit-Thompson, selon lequel tout groupe qui contient un nombre impair d'éléments est « résoluble », est la pierre angulaire d'un gros programme de théorie des groupes baptisé « classification des groupes finis ».

Quel était le statut de ce théorème ?

G.G. Sa démonstration, publiée en 1963 par Walter Feit et John Thompson, était alors la plus longue parue. Avec ses 250 pages, c'était du jamais-vu à une époque où les preuves de théorie des groupes ne dépassaient guère 20 pages. Pendant une quinzaine d'années, du fait de cette dimension et de la difficulté à suivre le raisonnement de la preuve, des doutes ont perduré sur sa validité. Les résultats qui en découlaient étaient notés d'un astérisque, au cas où le résultat serait finalement faux...

La preuve est-elle aujourd'hui considérée comme valide ?

G.G. La dernière version de la preuve révisée a été publiée en 1995 et 2000 dans deux ouvrages. Elle est effet considérée comme validée, mais n'est guère moins longue. Si nous avons cherché à la vérifier, c'était pour nous attaquer à une preuve réputée difficile et qui faisait appel à de nombreux domaines des mathématiques. Au final, le but de l'exercice n'était pas tellement de vérifier la preuve, mais plus de comprendre comment formaliser et codifier dans un assistant de preuve toutes les théories sur lesquelles elle s'appuie. Autrement dit, l'essentiel du projet consistait à comprendre comment coder une part non négligeable de la théorie des nombres, toute l'algèbre linéaire, un peu d'algèbre abstraite. Une fois codées, ces théories peuvent être réutilisées pour vérifier d'autres démonstrations, qui y feraient appel.

Comment vous y êtes-vous pris ?

G.G. Le gros du travail a été de traduire la preuve et les théories sous-jacentes en un programme vérifiable et surtout utilisable. C'est pour cela que le projet dans le cadre duquel nous avons travaillé s'appelle « composants mathématiques », car l'idée consistait à comprendre comment présenter une théorie mathématique de manière similaire à un composant logiciel (lire l'encadré, ci-dessus). Au final, la preuve codée dans un langage spécifique représente 170 000 lignes de code informatique. Sur cet ensemble, un tiers seulement consiste en la preuve elle-même, le reste étant le codage des théories sous-jacentes.

Quel assistant de preuve avez-vous utilisé ?

G.G. Nous avons utilisé Coq, système qui interprète le code de la preuve et vérifie sa cohérence logique. C'est déjà avec Coq qu'avait été vérifié le théorème des quatre couleurs. Son avantage sur d'autres assistants de preuve est qu'il utilise une logique très expressive, c'est-à-dire dans laquelle on peut avoir des énoncés riches de sens. Mon expérience est que pour faire de l'algèbre, notamment de la théorie des groupes, cette richesse est nécessaire ; elle permet d'extraire un maximum de sens à partir d'un minimum de symboles. Tout n'est pas encore entièrement automatisé - la part de codage de la preuve reste un gros travail -, mais le succès de notre projet montre la maturité de ces outils pour attaquer des problèmes d'algèbre réputés difficiles.

Par Propos recueillis par Philippe Pajot


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