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UN DARWINISME PAS TRÉS ORTHODOXE

 

Un darwinien pas très orthodoxe
Armand de Ricqlès dans mensuel 356


Personnalité étincelante, souvent controversée, Stephen Jay Gould a joué un rôle capital dans les sciences de l'évolution. Il a puissamment contribué à rapprocher les évolutionnistes classiques et les spécialistes du développement. Parfois iconoclastes, ses idées sur le temps court et le temps profond, sur le hasard et les contraintes, vont continuer à inspirer des générations de chercheurs.
C'est peu dire que Gould a influencé toute une génération de chercheurs dans le champ général de l'évolutionnisme. Ses idées, ses travaux, ses prises de position ont retenti bien au-delà de sa discipline particulière, la paléontologie, pour investir des domaines comme la géologie, l'écologie, la génétique, la biologie du développement, la zoologie, la systématique... mais aussi l'anthropologie, l'histoire et l'épistémologie des sciences, pour finalement déboucher sur le terrain social et citoyen. Dans tous ces domaines, Gould a innové toujours, étonné souvent, choqué parfois. S'il s'est fait de nombreux alliés et partisans, et une foule d'admirateurs séduits par son talent et ses succès médiatiques, ses détracteurs et adversaires demeurent nombreux et puissants, surtout dans son propre pays. Personnalité étincelante donc d'un point de vue proprement scientifique, mais aussi personnalité contestée pour certaines prises de positions idéologico-politiques.

Je voudrais évaluer ici certains aspects de l'oeuvre scientifique, sans chercher à être complet ni à cacher l'immense sympathie et admiration qu'elle m'inspire.

Quand le jeune Steve Gould débute sa carrière de paléontologue, dans le courant des années 1960, la « théorie synthétique de l'évolution » jouit aux Etats-Unis d'un statut absolument privilégié. A l'origine très ouverte et novatrice, cette théorie commençait cependant à se durcir autour de propositions de plus en plus restrictives. Tout cela allait sans doute de pair avec le vieillissement de ses pères fondateurs, désormais promus aux plus hauts postes universitaires, face à une nouvelle génération - celle de Gould -, nourrie de la « Synthèse » ad nauseam ! Ainsi le « gouldisme » véhicule-t-il peut-être d'abord une composante de révolte contre les pères les Mayr, Dobzjhansky, Simpson et autres Romer, témoignant d'un conflit de générations et de pouvoir.

Que propose alors, dans les années 1960, la théorie synthétique pour rendre compte de l'histoire évolutive de la vie et des mécanismes sous-jacents ? En bref, que l'origine des espèces ou spéciation est une conséquence de l'adaptation. L'évolution n'est pas dirigée vers un but ce serait le finalisme, elle n'est ni aléatoire ce serait contraire à la sélection naturelle, ni « quantique » ce serait contraire à la génétique des populations, mais graduelle et opportuniste. Elle opère par sélection progressive du plus viable dans un contexte donné. Ces considérations fondent la théorie, dans ses aspects les plus orthodoxes, sur un certain nombre de principes généraux : adaptationnisme, déterminisme sélectif, gradualisme, réductionnisme.

Autre principe : l'unitarisme. Pour les tenants de la Synthèse, il n'existe qu'une seule mécanique évolutive qui, selon la durée de son action, produit la « microévolution » intraspécifique dans le cadre du « temps court » temps biologique et écologique et la « macroévolution » trans- et supraspécifique dans le cadre du « temps long » temps géologique et paléontologique. La spéciation forme pour ainsi dire l'interface entre les deux. Dans ce contexte, la macro- évolution n'est pas un mécanisme, elle a un sens purement descriptif. C'est au fond la simple expression par la systématique de la biodiversité à grande échelle, sommation des résultats de la micro- évolution dans le temps long et dans l'espace.

Méthodes quantifiées. D'une certaine manière, toute l'oeuvre scientifique de Gould, et toute son habileté stratégique et rhétorique, va consister, sans jamais tout à fait rompre avec le canevas minimal évoqué ci-dessus, à y apporter de multiples modifications, modulations et additions plus ou moins drastiques, dans tous les domaines et à tous les niveaux.

Au début de sa carrière, Gould commence par s'assurer un outillage technique et méthodologique particulier dans le domaine de la morphologie. Il comprend que l'étude de la forme, et de ses changements du fait de l'évolution, exige des méthodes quantifiées. Il devient rapidement un maître dans l'utilisation des méthodes allométriques * et des analyses multivariées * ,dont il dissèque magnifiquement les possibilités dans une série de travaux qui le font remarquer1.

Cette aptitude à manipuler les techniques de quantification de la morphologie trouvera plus tard une admirable application dans l'un de ses maîtres livres, La Mal-mesure de l'homme 1981, où il démontera les erreurs du racisme prétendument scientifique.

Morphologie. Très vite, sa réflexion s'amplifie à propos du statut alors réservé à la morphologie en général comme à la paléontologie2. On tendait en effet de plus en plus à passer directement de l'étude du niveau génétique à la biologie et à l'écologie des populations, en court-circuitant quelque peu l'organisme et son développement. Le mouvement avait été favorisé par l'essor de la génétique des populations et de la génétique écologique au cours des années 1930 à 1970, disciplines qui se situent au coeur de la théorie synthétique. Ce faisant, un désintérêt manifeste s'était fait jour peu à peu à l'égard de l'étude structurale de l'organisme individuel, pourtant à la fois résultat concret de l'évolution phénotype et théâtre de ses mécanismes. Cette crise de la morphologie alla en empirant jusqu'à ces toutes dernières années, au point de menacer sérieusement la survie même de maintes disciplines naturalistes fondamentales dans l'écosystème universitaire. Nous n'avons pas fini d'en payer les dégâts. Depuis la profession de foi de Darwin dans L'Origine des espèces en 1859 : « La morphologie [...] est l'une des parties les plus intéressantes de l'histoire naturelle, et l'on peut presque dire qu'elle en est l'âme », les choses avaient bien changé. La Synthèse se montrait largement incapable d'intégrer et de donner véritablement sens à des oeuvres aussi capitales que Growth and Form de D'Arcy Thompson 1917 ou Form and Function de Russell * 1916, véritables sommes des réflexions de tout le XIXe siècle sur la morphologie biologique, et qui intégraient déjà toute une problématique sur les « contraintes de construction ». En bref, comme Gould l'a fortement souligné, au-delà de la toute puissance reconnue au gène lui-même, c'était toute une conception « internaliste » de la structuration de l'organisme qui se trouvait déconsidérée au profit d'une vision purement « externaliste » où dominait la sélection3. En pratique, la morphologie était donc, soit expliquée par le recours à des scénarios adaptationnistes non testables, soit « atomisée » en une multitude de « traits », chacun justiciable d'une explication sélectionniste ad hoc. Il faut bien constater que ces difficultés conceptuelles n'ont pas peu compté, tout au long du XXe siècle, dans les réticences implicites ou explicites de maints naturalistes à l'égard de la théorie synthétique.

Un aspect fondamental des travaux de Gould a donc consisté à replacer la morphologie au coeur de la conception moderne de l'évolution. Gould redécouvre et met en exergue le concept de « contraintes de construction »4. Dans un autre article très remarqué, cosigné avec son ami le généticien Richard Lewontin, Gould formule une critique en règle du « programme adaptationniste » sous-jacent à la Synthèse5. Le recours aux pendentifs ou triangles sphériques supportant la coupole de Saint-Marc à Venise est la plus célèbre des nombreuses comparaisons architecturales qui parsèment son oeuvre pour faire comprendre sa pensée. Ces quatre surfaces triangulaires ne sont pas là pour accueillir les magnifiques allégories bibliques que l'on y admire, mais en tant que support inéluctable d'une coupole circulaire par une base carrée : c'est une contrainte de construction, mais puisque qu'après tout ces surfaces étaient disponibles, on a pu les décorer...

Au point de vue adaptationniste qui irrigue la Synthèse, Gould propose donc de substituer une vision moins réductionniste et plus subtile, selon laquelle les organismes doivent être analysés et interprétés en tant que totalités intégrées. Leur « plan de construction » est tellement déterminé par les contraintes historiques phylogénétiques, les voies du développement ontogénétique * et les possibilités ou limitations architecturales, y compris d'abord au niveau du génome, que toutes ces contraintes internes, en elles-mêmes, deviennent aussi intéressantes et importantes pour délimiter la voie des changements évolutifs possibles que la causalité sélective externe provoquant effectivement le changement, quand il a lieu. Ses nombreux travaux personnels sur de petits mollusques gastéropodes terrestres des îles atlantiques, les cérions, l'avaient convaincu de l'importance de cette notion de contrainte voir médaillon ci- contre6. La forme de la coquille, sa croissance, sont géométriquement contraintes à un certain ensemble de possibles et il en découle que les pressions sélectives s'exerçant dans des lignées distinctes et séparées vont entraîner de façon itérative la réalisation indépendante des mêmes types structuraux. On le voit, Gould ne conteste nullement l'importance décisive de la sélection naturelle, mais seulement le caractère absolu du déterminisme sélectif et du principe corrélatif d'adaptationnisme. Ce thème est permanent dans toute son oeuvre.

Le relatif désintérêt de la Synthèse pour l'étude de l'organisme individuel et de la morphologie en général avait entraîné une autre conséquence : celle d'une certaine distanciation vis-à-vis de l'étude des rapports entre développement et évolution. Le développement était devenu une « boîte noire » que l'on tentait de contourner pour ne plus prendre vraiment en considération que d'autres niveaux de l'intégration biologique : ceux du génome et de la population. Gould va encore prendre le contre-pied de l'orthodoxie en opérant une véritable révolution stratégique de la recherche évolutionniste, qui va finalement replacer en son centre « cette grande absente de la théorie synthétique : l'ontogenèse », selon le mot du Français Charles Devillers.

Engagée il y a vingt-cinq ans, cette reconquête n'a été rendue possible que par la conjonction heureuse de deux courants scientifiques distincts. D'une part, il va y avoir, du côté de la génétique moléculaire, découverte et progrès foudroyant d'une vraie génétique du développementI. D'autre part, du côté de la morphologie et de la paléontologie, Gould se montrera l'animateur irrésistible d'un formidable mouvement d'intérêt pour l'ontogenèse avec la publication, en 1977, du livre Ontogeny and Phylogeny.

Dans ce maître ouvrage, non traduit en français, Gould renouvelle la vieille problématique des hétérochronies. Des changements dans la mise en place temporelle de l'expression de certains gènes au cours du développement sont probablement capitaux. Que d'une ontogenèse à une autre, des signaux « on » ou « off » d'expression des gènes soient déplacés dans le temps « hetero-chronos » peut en effet se traduire par des modifications morphologiques considérables, et géologiquement rapides, qui ne sont pas nécessairement liées à l'action de la sélection, du moins initialement, et ne font pas nécessairement intervenir des formes de transition graduellesII. Des phénomènes variés de ce genre sont probablement intervenus dans l'évolution aboutissant à l'homme. Gould tient là un mécanisme évolutif extrêmement souple, économique et parfaitement compatible avec les données de la génétique. Il peut expliquer la mise en place rapide de transformations morphologiques très importantes à partir de petites transformations génétiques tout à fait ordinaires.

Temps profond. Notons que Gould distingue soigneusement, par des termes différents, le résultat d'une hétérochronie et les mécanismes sous-jacents, innovation capitale, pratique et conceptuelle, qui va enfin rendre opérationnelle la recherche dans ce domaine. Rapidement suivi par de multiples travaux théoriques et appliqués, Ontogeny and Phylogeny va devenir l'un des ouvrages les plus porteurs d'influence pour toute une nouvelle génération de chercheurs : il se situe à la base de l'actuelle « synthèse évodévo » évolution- développement.

Quoi qu'en disent certains, Gould restera toujours un « darwinien », voire un « synthéticien »... mais certainement pas un orthodoxe. Plutôt qu'opposant à la Synthèse, comme on le dépeint parfois incorrectement, il n'aura de cesse d'amplifier la théorie synthétique de l'intérieur pour tenter de la compléter7.

Dès 1972, Gould avait publié avec le paléontologue Niles Eldredge un modèle évolutif connu sous le nom « d'équilibres ponctués »8. Rarement modèle évolutif aura été si célébré et si mal compris, tant par les vulgarisateurs que par les chercheurs eux-mêmes. L'idée essentielle découle d'une réflexion approfondie de Gould sur la structure du temps, réflexion développée notamment dans son ouvrage Time's Arrow, Time's Cycles 1987.

Les mécanismes microévolutifs étudiés par les systématiciens et les généticiens des populations relèvent du « temps court », écologique. Le paléontologue, qui trouve ses témoins dans les strates sédimentaires, travaille dans ce que Gould appelle « le temps profond ». Tout le problème est de parvenir à transposer un temps dans l'autre et à rendre compte des inéluctables distorsions correspondantes. A cet égard, la Synthèse propose une extrapolation simple et directe du temps écologique au temps géologique. A la limite, avec un bon matériel, on devrait donc pouvoir suivre directement l'inscription de l'évolution et de ses mécanismes dans la série de fossiles apparentés se succédant dans une série stratigraphique continue. C'est ce que mettront en oeuvre de très nombreux paléontologues se réclamant de la Synthèse, partout dans le monde. A l'inverse, Eldredge et Gould pensent que les mécanismes de spéciation, certes longs pour le temps écologique, sont instantanés pour le temps profond. Que sont mille ou cinquante mille ans au regard du temps de formation des assises sédimentaires ? En conséquence, la documentation paléontologique devrait montrer, dans une lignée donnée, des alternances de longues « stases », pendant lesquelles l'espèce fluctue sans vraiment changer, et de « ponctuations », périodes géologiquement brèves, voire stratigraphiquement instantanées, où apparaissent les espèces nouvelles. Dans les « équilibres ponctués », il y a donc d'abord une vision particulière des problèmes d'extrapolation du temps court dans le temps long. Gould ne nie pas le gradualisme, ni la possibilité de lentes évolutions très progressives, les anagenèses, au sein de vastes populations, sous le contrôle de la sélection. Il suggère simplement que ce type d'évolution peut lui-même très bien apparaître sous forme « ponctuée » dans le temps profond et, a contrario, que d'apparentes anagenèses à très long terme peuvent être des artefacts. Il suggère en outre que la plupart des novations évolutives importantes se concentrent dans de brèves « crises de spéciation », donc dans le temps court. Homo sapiens a pu naître de cette manière. Dans de telles circonstances, de petites populations localisées et en état de déséquilibre pourraient donner naissance rapidement à des espèces nouvelles, d'emblée différentes, en prenant en compte la relaxation de la sélection et les effets de dérive génétique * liés aux faibles effectifs. Ultérieurement, avec l'accroissement des effectifs et de l'aire géographique réoccupée, les espèces filles entreraient elles-mêmes en compétition sélection interspécifique, le résultat se traduisant dans la série des fossiles par de petits « sauts quantiques » de la morphologie d'une espèce à la suivante.

Notons que le modèle est parfaitement compatible avec la Synthèse, même s'il n'exploite que des mécanismes de spéciation considérés comme assez marginaux par celle-ci. En effet, il met en jeu des modèles de spéciation allopatriques * , comme le modèle de la population fondatrice de Mayr, qui demeurent tout à fait orthodoxes.

Le cladisme. Ce qu'Eldredge et Gould proposent donc de nouveau, c'est que la transposition des modèles de spéciation dans le temps long ne va pas se traduire, comme on l'admettait classiquement, par une anamorphose progressive, lente et continue des espèces, mais par ces alternances de ponctuations et de stases. Ils suggèrent que la lecture de la documentation paléontologique a été biaisée en faveur d'un préjugé gradualiste et qu'il faut documenter les stases évolutives, qui constituent des données au même titre que les transformations progressives.

Tester la théorie des équilibres ponctués reviendrait alors à rechercher, dans la documentation paléontologique, la fréquence relative des anagenèses progressives et des séries de stases entrecoupées de ponctuations. Ce programme de recherche a généré depuis vingt-cinq ans une remarquable série de travaux, mais il faut bien reconnaître, spécialement pour les macrofossiles vertébrés continentaux par exemple, que l'incomplétude et les biais de l'enregistrement du temps par la stratigraphie, déjà déplorés par Darwin, ne facilitent pas l'obtention de la réponse statistiquement validée que souhaitait Gould.

Parallèlement à la montée en puissance de la carrière de Gould se met en place, au début des années 1970, une véritable révolution en systématique biologique, connue depuis sous le nom de cladisme. On le sait, cette méthode ne tient pas compte de la ressemblance générale entre organismes, mais seulement des caractères particuliers exclusivement partagés par tous les codescendants d'un ancêtre proche, pour les classer selon un strict apparentement généalogique fig. 1. Initialement, Gould est très réticent et se range plutôt, sur ce point, du côté de ses maîtres, les Simpson et Mayr, zélateurs de la « nouvelle systématique », dite encore « systématique évolutionniste » de la Synthèse, où le critère de la ressemblance générale était largement pris en compte. Il s'écarte donc, à cet égard, de son collègue Eldredge, lui-même cladiste militant. Dans une phase d'affrontements sévères, on voit les jeunes Turcs cladistes donner l'assaut à la vieille garde des Mayr et Simpson. Certes, Gould deviendra sur le tard un compagnon de route assez modéré du cladisme9, mais il a toujours été plus intéressé par les problèmes de « process » les mécanismes évolutifs sous-jacents que de « patterns » qui décrivent l'arbre du vivant. Cette position intellectuelle, assez curieuse à certains égards, sera un sujet pour les historiens des sciences, tant les affinités, mais aussi les confusions, ont été et restent manifestes entre la cladistique et certains aspects très gouldiens des équilibres ponctués et de la macroévolution. C'est un fait que les dichotomies des cladogrammes évoquent, ne serait-ce que graphiquement, des ponctuations et des stases. Mais la ressemblance est superficielle. Il y a une différence fondamentale entre les équilibres ponctués, modèle concernant les « process », et la cladistique, méthode de reconstitution des « patterns », qui décrivent les résultats de l'évolution.

Et pourtant, les deux domaines se rejoignent profondément sur le terrain de la macroévolution. En bref, les mécanismes macroévolutifs gouldiens, s'ils existent, ne peuvent intéresser que des entités biologiques réelles : ce sont les clades. La cladistique suggère que les clades sont des réalités de la nature, en tant que rameaux évolutifs concrets partageant un patrimoine génétique originel commun et exclusif et une histoire propre : le clade est une réalité généalogico-historique et génétique. Dans ces conditions, rien n'empêche qu'existent des propriétés ou caractéristiques que l'on dira « clades spécifiques » ou « clades dépendantes », pouvant être l'objet de mécanismes évolutifs particuliers y compris la sélection naturelle à un niveau supraspécifique. On voit par là comment la cladistique peut rejoindre la problématique d'une macroévolution qui ne serait pas seulement descriptive comme tout le monde l'admet, mais qui impliquerait véritablement des mécanismes particuliers, non réductibles à la sélection naturelle traditionnelle fig. 2.

Le rôle de l'aléatoire. C'est dans deux publications remarquables de 1980 que Gould est sans doute le plus près de consommer un véritable divorce avec la Synthèse10,11. Gould y souligne d'abord le caractère irremplaçable de la paléontologie. Non seulement elle documente concrètement l'évolution du monde vivant dans le temps long, ce qui est évident, mais encore elle est seule à apporter des données de fait sur les mécanismes de l'évolution qui ne pourraient pas être perçus ou étudiés par la seule considération du monde vivant actuel12. Un de ces aspects irréductibles, car propre au temps profond, pourrait être l'existence de trends ou tendances évolutives à long terme, ou encore de canevas macroévolutifs qui ne pourraient pas s'expliquer seulement par l'extrapolation dans le temps long des mécanismes microévolutifs étudiés dans les populations vivantes. En outre, à chaque niveau d'intégration et de complexité de l'échelle biologique, de la molécule à l'écosystème, émergent des propriétés originales, qui dépendent certes des niveaux d'intégration subordonnés, mais qui n'en sont pas moins largement autonomes.

Cette vision en quelque sorte compositionniste le conduit à considérer une structure hiérarchique de la théorie évolutive, assez différente du point de vue classique. Ainsi dans les équilibres ponctués, ce qui est finalement capital dans le modèle, c'est que la spéciation ne suit pas l'adaptation, en tant que conséquence de celle-ci, mais au contraire qu'elle la précède. Cela entraîne la prise en considération de toute une série de mécanismes évolutifs originaux, comme les hétérochronies, qui ne trouvent pas confortablement leur place dans l'orthodoxie de la Synthèse.

Les équilibres ponctués vont ainsi se trouver incorporés dans une problématique macroévolutive avec divers autres modèles présentant en commun le même aspect « quantique ». La cause initiale de la spéciation est à rechercher dans une rupture du flux génique touchant des populations à effectifs réduits et en état de crise, et non dans l'adaptation de vastes populations contrôlées par la sélection, qui n'intervient qu'après. C'est dire qu'au déterminisme strictement adaptationniste se substitue un type d'explication où intervient largement l'aléatoire. La spéciation est perçue comme aléatoire relativement à la lignée en évolution, comme l'est déjà, à un autre niveau, la mutation dans la destinée de l'individu. Cette macro-évolution se propose aussi d'élucider le problème des trends intéressant les lignées. Elisabeth Vrba développe ainsi l'idée que la tendance évolutive générale d'un rameau donné pourrait n'être que la simple conséquence statistique de taux de spéciation différents entre espèces généralistes et spécialistes, sans même que des phénomènes sélectifs intra- ou inter-spécifiques aient à intervenir. C'est « l'hypothèse de l'effet »13, 14. On le voit, le « taux de spéciation » devient un peu l'analogue, au niveau macroévolutif, du « taux de mutation » au niveau microévolutif. Point de vue très hétérodoxe à l'égard de la Synthèse !

Le cheminement évolutif est donc compris comme résultat de la juxtaposition, à tous les niveaux, de phénomènes à déterminisme sélectif et d'une composante aléatoire. Le déterminisme sélection-adaptation perd le contrôle exclusif de l'évolution, ce qui revient à dire que la considération des mécanismes microévolutifs ne pourrait seule rendre compte du décours réel de l'histoire de la vie.

Une conséquence particulièrement fructueuse et intéressante des réflexions de Gould et d'Elisabeth Vrba sur la macroévolution et les mécanismes de la spéciation a été la mise en évidence d'un concept assez original, important et utile, désigné par un terme nouveau : l'« exaptation »15. Dans la problématique macroévolutive de la spéciation, on a vu la fréquente apparition, pour des raisons variées par exemple les conséquences d'hétérochronies, de structures, caractères ou associations de caractères initialement non sélectionnés pour eux-mêmes et en quelque sorte disponibles. Ces organes pourraient alors devenir de nouvelles cibles pour la sélection, et seraient susceptibles de changer de fonctions dans le contexte de nouvelles pressions sélectives. C'est ce que propose le concept d'exaptation, déjà entrevu il y a longtemps en France par Lucien Cuénot * . Il y aurait en quelque sorte réutilisation opportuniste par la sélection naturelle d'organes et de structures préexistants qui seraient amenés à changer de fonction dans des contextes écologiques nouveaux.

Notons que le concept d'exaptation est aussi utile en morphologie problème de l'origine d'un organe qu'en biologie moléculaire acquisition de nouvelles fonctions pour un gène après duplication. On retrouve aussi à la base du concept la critique gouldienne d'un adaptationnisme simplet, pour lequel les organes associés à une fonction donnée chez les organismes actuels l'ont toujours été au cours de l'évolution. Les pattes sont manifestement faites « pour marcher », les ailes et les plumes « pour voler » : d'où un siècle de scénarios adaptatifs à vocation « explicative » pour chercher à comprendre comment, dès l'origine, ces organes auraient bien pu être sélectionnés dans le cadre de leurs fonctions présentes !

On sait maintenant que les pattes ou quelque chose d'approchant existaient déjà chez les « poissons » sarcoptérygiens, que les premiers tétrapodes du Dévonien étaient encore principalement aquatiques, et que les membres pairs n'ont donc été « exaptés » pour la marche sur le sol que secondairement. On sait aussi que des membres antérieurs spécialisés et des plumes ou quelque chose d'approchant existaient déjà chez divers dinosaures non volants et n'ont été « exaptés » pour le vol que secondairement. On retrouve donc avec l'exaptation les notions très gouldiennes d'opportunisme, de réutilisation du disponible par le vivant, au fil des occasions offertes. Gould rejoint ici le « bricolage » cher au généticien François Jacob.

Gould s'est donc fait l'avocat, dans les sciences de l'évolution, d'un déterminisme de nature plus subtile, prenant en compte une causalité plus complexe, que celle généralement envisagée dans le cadre de la biologie au sens strict. Par exemple encore, les phénomènes d'extinction en masse peuvent découler de la combinaison aléatoire, à un moment donné, de facteurs multiples, terrestres et extraterrestres grandes régressions marines, effets de la répartition géographique changeante des continents sur la circulation des courants marins et aériens ou sur l'albédo terrestre.... De tels facteurs, et bien d'autres volcanisme, chute d'astéroïdes..., ont dû interagir comme causes des extinctions en masse.

Ce type de causalité complexe est caractéristique de tous les processus historiques, comme Gould n'a cessé de le montrer dans ses ouvrages, par exemple dans La Vie est belle 1989, où il dresse un portrait admirable, même s'il a été depuis contesté, de « l'explosion cambrienne » et des décimations aléatoires ultérieures, conséquences des grandes extinctions. Il avait abordé ce sujet dans ses leçons au Collège de France en 1982. Chaud partisan à l'époque de l'hypothèse de l'« astéroïde tueur », alors toute nouvelle, lors de l'extinction du Crétacé terminal, il ne voyait toutefois dans cette occurrence que le coup de grâce extraterrestre aléatoirement porté à des écosystèmes déjà moribonds pour d'autres raisons.

En fait, Gould intègre totalement la dimension des extinctions en masse à sa problématique macro- évolutive. Une caractéristique importante de ces extinctions, dont toute hypothèse ou théorie explicative se doit de rendre compte, est leur caractère différentiel. Des caractères propres à des groupes entiers semblent impliqués dans leur plus ou moins grande tolérance aux épisodes d'extinction. Ceux-ci apparaissent donc comme clades spécifiques, et cela à des niveaux taxonomiques assez élevés. Pourquoi, au Crétacé terminal, la disparition des dinosaures et non pas des crocodiles, des ptérosaures, et non pas des oiseaux, des ammonites, et non pas des nautiles ? « Bad genes or bad luck ? » En fait, tout se passe comme s'il y avait une forte indépendance, au moment des extinctions en masse, entre la survie des grands groupes et l'adaptation des espèces et des populations qui les constituent. Si tous les organismes terrestres d'un poids supérieur à 25 kilogrammes sont éliminés au Crétacé terminal, et si le poids moyen de toutes les espèces de dinosaures non aviens est alors de 250 kilogrammes, peu importent les adaptations particulières, éventuellement raffinées de chacune : c'est une propriété du clade dans son ensemble qui entraîne son extinction !

Sélection à tous les niveaux. On arriverait donc ainsi aux limites supérieures d'une expansion possible de l'explication des grands patrons évolutifs par la Synthèse, qui voit dans la sélection naturelle, la compétition individuelle et l'adaptation spécifique, l'explication non seulement nécessaire mais suffisante de toute l'histoire évolutive.

En revanche, on conçoit avec Gould comment, par leur caractère aléatoire, largement indifférent aux adaptations préexistantes, les grandes extinctions pourraient avoir joué le rôle de césures, redistribuant ainsi de façon inopinée les cartes du jeu évolutif. La construction de canevas macroévolutifs résulterait de l'intrusion de la contingence historique, plutôt que d'un quelconque déterminisme sélectif. C'est sur cette base que s'édifierait une véritable macroévolution indépendante. Certes, l'existence, voire la possibilité de ces mécanismes ou « process » macroévolutifs ainsi postulés par Gould est-elle vigoureusement contestée. La sélection à des niveaux supraspécifiques, si elle existe, est toujours difficile à démontrer. En revanche, tout mécanisme sélectif devenant efficace à un niveau d'intégration moins élevé aura tendance à se substituer à tout mécanisme sélectif intervenant à des niveaux plus intégrés. C'est le grand débat avec Richard Dawkins et ses « gènes égoïstes », pour lequel l'individu lui-même pour ne pas parler des espèces ! n'est pas l'unité opérationnelle de la sélectionIII.

En fait, ce qu'il faut bien comprendre dans la position de Gould nous en avons souvent discuté tous les deux, c'est que sa vision de la macroévolution n'est pas du tout une proposition pour remplacer la synthèse classique, mais bien pour la moduler en la complétant. Gould refuse une vision dualiste de la théorie évolutive opposant micro- et macroévolution. En dernière analyse, ce sont toujours les mêmes paramètres sélectifs qui agissent, mais ils se manifestent à tous les niveaux d'intégration, de la compétition entre gènes à celle entre clades, en passant par tous les niveaux hiérarchiques : organismes, populations, espèces... En outre, à tous ces niveaux, le déterminisme sélectif est modulé à la fois par des systèmes de contraintes internes boucles de régulation dans les génomes, « canaux de l'ontogenèse », structurations des populations... mais aussi et toujours par la contingence historique, de l'événement mutationnel à la tectonique globale.

Convergences de causes. Si, comme le proclament les rébus sur les assiettes de nos grands-mères, « l'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux », j'ai été favorisé de pouvoir partager avec Steve Gould, au fil de ces vingt-cinq dernières années, quelques moments privilégiés, familiers, détendus. Il laissait alors entrevoir avec simplicité le fond de sa pensée, sans l'emphase ni la forfanterie parfois un peu complaisante du Gould « homme public » en représentation. Je me souviendrai toujours avec bonheur de notre visite au grand Brachiosaurus dans le hall des dinosaures du musée de Berlin, pendant un après-midi « passé à l'Est » au cours de la Conférence Dahlem de 1981. Je me remémorerai notre promenade au jardin de Claude Monet à Giverny, il y a exactement vingt ans. Au cours de la conversation, j'attirai son attention sur le principe tolstoïen de la convergence des causes en matière historique, si magnifiquement illustré dans La Guerre et la Paix. Chaque cause particulière ne constitue qu'une condition, ou une contrainte, qui sous- détermine un effet potentiel. Celui-ci ne naît éventuellement que de l'interaction aléatoire et unique de ces causes, qui sont éventuellement convergentes à un moment donné. La causalité historique est intrinsèquement complexe, et de cette complexité surgit la contingence...
1 Gould, « Allometry and size in ontogeny and phylogeny », Biol. Rev., 41 ,587,1966.

2 Gould, « Evolutionary palaeontology and the science of form », Earth Sci. Reviews, 6, 77, 1970.

3 Gould, « Ontogeny and Phylogeny - revisited and reunited », Bio Essays ,14,275,1992.

4Gould, « The evolutionary biology of constraint », J. Amer. Acad. arts sciences, 109, 39, 1980.

5 S.J. Gould, R. Lewontin, « The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm, a critique of the adaptationist program », Proc. Roy. Soc. London, 205, 581, 1979.

6 Gould, « Systematics and levels of covariation in Cerion from the Turks and Caicos Islands », Bull. Mus. Compar. Zool., 151, 321.

7 Gould, « Darwinism and the expansion of the Evolutionary theory », Science, 216, 380, 1982.

8 S.J. Gould et N. Eldredge, « Punctuated equilibria: the tempo and mode of evolution reconsidered », Palaeobiology, 3, 115, 1977.

9 Gould, « Redrafting the tree of life », Proc. Amer. Philosoph. Soc., 141, 30, 1995.

10 Gould, « The promise of

palaeobiology as a nomothetic,

evolutionary discipline », Palaeobiology, 6, 96, 1980.

11 Gould, « Is a new and general Theory of Evolution emerging ? », Palaeobiology, 6, 119, 1980.

12 Gould, in D.S. Bendall éd., Evolution from Molecules to Men, University Press of Cambridge, Cambridge, p. 366, 1983.

13 S.J. Gould et al., « Assymetry of lineages and the direction of Evolutionary time », Science, 236, 1437, 1987.

14 S.J. Gould, E.S. Vrba, Palaeobiology, 12, 217, 1986.

15 S.J. Gould, E.S. Vrba, « Exaptation, a missing term in the science of Form », Palaeobiology, 8, 15, 1982.
NOTES
*Les méthodes allométriques portent sur la mesure du rythme de croissance des différents organes lors du développement.

*Les analyses multivariées permettent d'étudier les différents schémas de variation de forme des principaux caractères d'une espèce donnée.

* Edward Stuart Russell était un biologiste britannique, pénétré de l'idée que les organismes sont des entités non réductibles à leurs composants et processus élémentaires organicisme.

*On parle de développement ontogénétique pour désigner celui d'un individu en particulier, de la fécondation à l'âge adulte du grec ontos, « l'être ».

*La dérive génétique désigne la diminution de fréquence de certains gènes qui a tendance à se produire au fil des générations dans une petite population.

*Il y a spéciation allopatrique quand la nouvelle espèce évolue dans un environnement géographiquement séparé de l'espèce dont elle est issue.

* Lucien Cuénot a vérifié les lois de Mendel chez les animaux et étudié l'adaptation des espèces à leur milieu. Son ouvrage principal est Genèse des espèces animales 1911-1932.
PLUS EUROPÉEN QUE NATURE
Il ne sera sans doute pas très difficile aux historiens de l'avenir de comprendre pourquoi la pensée gouldienne a reçu en France un accueil général très favorable, plus favorable que dans son propre pays. Aux Etats-Unis, beaucoup ressentent Gould comme un pseudo-scientifique, comme un vulgarisateur plus sensible à son aura dans les médias qu'à la rigueur qu'exige la véritable recherche. Cette attitude - sans parler des aspects idéologico-politiques - est souvent le propre de collègues compétents mais étroitement spécialisés, qui sont l'immense majorité aux Etats-Unis. Ils sont interloqués, voire rebutés par certains aspects singuliers et finalement très européens de la personnalité scientifique de Gould. Il était un véritable généraliste, dans le bon sens du mot, maîtrisant une érudition extraordinaire dans de multiples domaines il reconnaissait être « unetrès efficace éponge » ! et aussi capable de s'élever, par sa puissance de synthèse, à une véritable contemplation philosophique des choses. Sur le fond, d'autres collègues sont tout simplement opposés à ses idées sur l'évolution, ses mécanismes, sa signification. Encore faudrait-il nuancer : des généticiens ou des paléontologues ne feront pas les mêmes reproches au gouldisme ! D'autres encore lui ont reproché son penchant pour le vedettariat, sans toujours apprécier qu'il faut, vis-à-vis des médias, quelques talentueuses locomotives pour représenter la discipline. Certes, l'exercice est périlleux, et à ce jeu le chercheur peut rapidement se brûler les ailes et perdre toute crédibilité auprès de ses pairs. Ce ne fut pas le cas pour Gould, qui a toujours su gérer admirablement l'équilibre entre l'enseignant-chercheur et l'homme public.

 

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IMAGE " FIN DE SIÈCLE" DES SCIENCES

 

L'image "fin de siècle " des sciences
A.D.D. dans mensuel 327


Nul n'est aujourd'hui censé ignorer que les sciences ont subi, au cours des dernières décennies, de profondes mutations : fin du réductionnisme, éloge de la complexité, prise en compte de l'histoire. L'émergence simultanée de la théorie du chaos et de la physique des mélanges a beaucoup alimenté cette image " fin de siècle ". Faut-il pour autant l'ériger en modèle unique ?
L'épistémologie dessciences contemporaines a-t-elle subi des changements radicaux au cours de ce dernier quart de siècle ? De nombreux discours l'affirment. Une vraie révolution scientifique, entraînant un changement profond de paradigme, aurait ainsi mis à bas le monde mécanique conçu par la science classique : celui d'une nature automate peuplée de phénomènes répétables, d'une nature ordonnée, régie par des lois immuables et nécessaires, d'une nature à l'harmonie toute mathématique. Quelles sont les thèses clés, devenues presque banales, de la nouvelle représentation contemporaine ? Empruntons par exemple à Claude Allègre cette liste1 :

- les relations de cause à effet ont changé : " le monde est non linéaire " et le détail peut engendrer la catastrophe ;

- on croyait que la complexité pouvait se décomposer en unités élémentaires, or seule l'approche globale est pertinente ;

- la physique du tas de sable ou de la goutte d'eau révèle la nature profonde du comportement de la matière, que la physique de l'atome ne peut nous dévoiler ;

- le réductionnisme a atteint ses limites et sa fin proche est annoncée ;

- la logique du raisonnement scientifique, que l'on avait cru immuable et qu'on associait aux noms de Galilée ou de Newton, est supplantée par un point de vue historique qui s'impose déjà dans les sciences de la vie, de la terre et de la société.

Cette image " fin de siècle " s'est beaucoup nourrie des sciences du chaos et du désordre. Celles-ci s'intéressent à l'étude des phénomènes qui, puisés dans la nature ou le monde technique mouvements, écoulements, vibrations, etc., sont instables, désordonnés ou turbulents, et elles procèdent à leur idéalisation mathématique par ce qu'on appelle la théorie des systèmes dynamiques. Venues plus tard compléter cette image, la physique et les sciences du mélange s'occupent, elles, de milieux désordonnés granulaires, composites, etc.. Toutes ces sciences concernent à la fois des disciplines clairement définies mathématiques, mécanique des fluides, physique, sciences de l'ingénieur, économie, biologie des populations, etc., mais elles constituent aussi ces domaines carrefours devenus emblématiques d'une nouvelle façon de concevoir et pratiquer la science.

Ces divers domaines partagent une caractéristique principale : le brouillage des frontières. Frontières entre l'ordre et le désordre, entre l'aléatoire et le non-aléatoire, entre ce qui est déterministe et ce qui ne l'est pas, entre le simple et le complexe, entre le stable et l'instable, entre le local et le global, entre le fondamental et l'appliqué, etc. Tant épistémologique que méthodologique, ce brouillage généralisé a ouvert la voie à de formidables spéculations et à toutes sortes de manipulations en direction de publics de plus en plus éloignés des pratiques scientifiques.

A la conception classique étaient associées non seulement les notions d'ordre et de lois, mais aussi l'idée de proportionnalité des effets aux causes. Celle-ci a joué le rôle de paradigme de la causalité : le monde était " linéaire ". L'idée est explicite dans plusieurs énoncés de lois phénoménologiques au XVIIe siècle, dont Newton est évidemment le plus illustre représentant. Au long du XIXe siècle, ce paradigme linéaire est omniprésent, sous la forme de l'oscillateur harmonique, dans tout le domaine de l'électromagnétisme.

Pourtant, la turbulence des fluides ne se laisse déjà pas enfermer dans la vision d'un monde stable et régulier. Dès les années 1930, des mathématiciens et physiciens soviétiques affirment que le monde est " non-linéaire ", tandis que la notion de feed-back prend place au centre des travaux des ingénieurs en radiotechnique ou automatique. On voit ainsi que nombre d'outils conceptuels à l'oeuvre aujourd'hui dans les sciences du chaos et du désordre s'avèrent assez anciens. Le désordre et sa quantification, via la notion d'entropie, avaient également retenu l'attention depuis le XIXe siècle avec les travaux de Ludwig Boltzmann, mais il s'agissait du désordre statistique, de ce que l'on peut appréhender par la loi des grands nombres pour chercher des lois de valeurs moyennes. Dans un autre domaine, les résultats d'Henri Poincaré ou de George Birkhoff en mécanique céleste fin XIXe et début XXe siècle avaient montré que l'opposition entre ordre et désordre n'était pas si tranchée. Cependant, face aux phénomènes " désordonnés ", les méthodes statistiques paraissaient jusqu'à la fin des années 1950 seules adéquates en physique, en météorologie, en hydrodynamique ou en mécanique.

Pour susciter l'essor des années 1970, il a d'abord fallu un credo et un intérêt nouveaux, non pas tant pour ce qui est désordonné que pour appréhender autrement les combinaisons de l'ordre et du désordre, très particulières et subtiles. Il a fallu aussi un environnement technologique profondément renouvelé, que l'on peut identifier aussi bien du côté des outils disponibles que de la demande sociale : l'ordinateur bien sžr, outil omniprésent pour faire des calculs, des algorithmes, les traduire en images, construire les " attracteurs ", élaborer des simulations, etc. ; demande de technologies, de matériaux nouveaux et d'expertise sur les problèmes de vibrations, de stabilité, de transmissions, de théorie du signal, de régulation automatique, de contrôle, etc.

A vrai dire, la conception des rapports entre ordre et désordre avait commencé à se modifier grâce au théorème dit de Kolmogorov-Arnold-Moser ou KAM, dont le premier énoncé date de 1954. Ce théorème étudie comment se déstabilisent les systèmes mécaniques stables conservatifs, c'est-à-dire ceux qui ne dissipent pas d'énergie en mécanique céleste, par exemple quand on leur impose des perturbations. Il a montré que l'ordre est beaucoup plus puissant qu'on ne le pensait. On a pu dire que " le théorème KAM, c'est l'ordre sans loi " ! Ses méthodes sont peu à peu devenues paradigmatiques, y compris dans des domaines très éloignés du contexte originel. La terminologie de chaos déterministe ou d'" ordre dans le chaos ", qui s'est imposée, est d'ailleurs significative de la compréhension progressive des rapports entre ordre, désordre et loi2.

Le moment crucial est constitué, dans les années 1960, par les travaux d'Edward Lorenz. Météorologue, il découvre que l'on peut obtenir un comportement chaotique avec seulement trois variables, soit un système non linéaire à trois degrés de liberté. Il montre donc qu'une dynamique très complexe peut apparaître dans un système formellement très simple. L'appréhension des rapports du simple et du complexe s'en trouve profondément bouleversée. En particulier, on s'aperçoit que la complexité peut être intrinsèque à un système, alors que jusque-là on la rapportait plutôt à un caractère extrinsèque, accidentel, lié à une multitude de causes.

Chez Lorenz, l'intervention de l'ordinateur est cruciale. La sensibilité aux conditions initiales, ce qu'on appellera couramment plus tard l'effet papillon, est en effet révélée par le biais de l'instabilité d'un calcul numérique. Mais, surtout, Lorenz exhibe sur son écran d'ordinateur l'image surprenante de son attracteur. Dans ses travaux de mécanique céleste, Poincaré en avait eu l'intuition, mais il l'avait évoqué par des phrases obscures : Lorenz, lui, explique sa construction par des procédures itératives et la donne à voir3. Il faudra ensuite près de quinze ans pour que ces résultats soient compris et assimilés par des groupes scientifiques différents, des météorologues aux mathématiciens, des astronomes aux physiciens, aux biologistes des populations, etc.

Dans les années 1980, la théorie du chaos a relancé de formidables spéculations sur le déterminisme4. La description à l'aide des probabilités revêt-elle un caractère plus intrinsèque, du fait notamment de la nécessité du recours aux méthodes statistiques dans l'étude des systèmes déterministes chaotiques, ou bien reste-t-elle toujours principalement liée à notre ignorance ? La polémique symbolisée par les figures du mathématicien René Thom et du physicien Ilya Prigogine, aujourd'hui quelque peu essoufflée, a montré que le problème relève de la métaphysique : le déterminisme ontologique global de la nature ne se laisse ni falsifier ni confirmer. Ce qui ne veut pas dire que les options philosophiques des uns et des autres n'ont pas de conséquences sur leurs choix heuristiques5 !

Le chaos a suscité des transferts audacieux ou agressifs à bien d'autres champs. Telle que les praticiens la comprennent, la théorie mathématique du chaos se situe néanmoins dans un cadre spécifique : celui des systèmes dynamiques déterministes la connaissance du présent suffit en principe à déterminer la connaissance du futur, dont on étudie l'évolution des solutions dans un certain espace abstrait, suffisant pour décrire l'état du système. Elle accorde une attention privilégiée aux temps longs, à l'état final et aux aspects globaux de cet état final. La théorie ne traite donc pas a priori ce qui est extérieur à ce cadre. Celui-ci offre l'avantage d'être abstrait, ce qui fait beaucoup gagner en universalité, mais cela ne veut pas dire pour autant que tout est chaos et qu'on peut l'appliquer partout.

Ainsi, quand on a une bonne connaissance des équations d'évolution temporelle - ce qui est le cas en astronomie du système solaire, en hydrodynamique ou même en météorologie -, on peut les intégrer sur ordinateur, il n'y a rien d'illégitime à appliquer la théorie. Mais quand on observe des systèmes physiques, économiques ou biologiques sans connaître les équations différentielles, et qu'on ne dispose que d'informations issues de mesures, la prudence extrême s'impose. En particulier, si le système " apprend " au cours du temps et change de nature, comme ce peut être le cas en économie, écologie ou sciences sociales, il ne relève plus de la formalisation de la théorie des systèmes dynamiques.

Dans les sciences de l'ingénieur, caractériser un comportement chaotique et le distinguer d'un effet de bruit, à partir d'une observation d'une suite finie d'états discrets, est difficile et constitue toujours un problème fondamental. En revanche, la très grande sensibilité des systèmes chaotiques aux perturbations les plus ténues peut être mise à profit pour contrôler le chaos en électronique non linéaire, en radiophysique..., stabiliser des comportements irréguliers lasers, états vibratoires, ou diriger des évolutions chaotiques vers un état recherché6.

Selon une épistémologie courante, l'histoire constitue l'opposé dialectique de la science. Le moment structuraliste des années 1950 et 1960 a illustré comment les sciences sociales avaient intériorisé ce principe : la scientificité se construit par exclusion de l'histoire. Or, en économie par exemple, le chaos a considérablement élargi la palette des modèles disponibles : la théorie a permis d'introduire des modèles dotés de mécanismes internes pour expliquer les changements des cycles d'activité irrégularités, désordres, etc., alors que ces derniers étaient auparavant rapportés plutôt à des chocs extérieurs aléatoires et à des fluctuations. Plusieurs moyens sont aujourd'hui mobilisés pour mettre de l'histoire, au sens fort, dans la dynamique économique : situation d'équilibres multiples avec bassins d'attracteurs différents, dépendances au chemin suivi, bifurcations, etc.7.

La transposition au domaine politique et social est allée aussi bon train, mais elle s'est tenue davantage à un point de vue rhétorique et à une production de métaphores. Extrapolant les difficultés de la conduite des systèmes évolutifs complexes et potentiellement chaotiques, le théoricien David Ruelle a par exemple suggéré avec une certaine ironie une " action au hasard " des politiques. Si l'assimilation de la société contemporaine, prise dans son ensemble, à un système dynamique chaotique qu'il s'agirait d'orienter n'est qu'une figure du discours, elle témoigne bien de l'air du temps actuel. Outre le chaos, l'image " fin de siècle " des sciences s'est nourrie, on l'a dit, de ce qu'on appelle la " physique des mélanges ". Toute la démarche de la science moderne avait été sous-tendue par un programme réductionniste. Après Lavoisier fin du XVIIIe siècle, la chimie avait d'abord eu pour ambition de réduire la variété apparente des corps aux combinaisons d'un nombre fort limité d'atomes. Les physiciens avaient érigé ensuite ce programme en norme et, quand bien même celui-ci a rencontré des difficultés, ils ont cherché à les résoudre en réitérant la démarche : physique atomique, puis nucléaire, puis des particules élémentaires ?.

L'âge héro•que de la physique fondamentale, tirée par ce programme réductionniste et la recherche éperdue de la grande unification, a connu son point culminant avec le " modèle standard " dans les années 1970. Paradoxalement, ce sont les outils, tant théoriques qu'expérimentaux, de la physique fondamentale qui ont aidé à l'émergence de la nouvelle physique des mélanges. Dans cette période, des groupes de physiciens ayant forgé les outils nécessaires pour étudier comment des systèmes passent de l'équilibre mécanique ou thermodynamique à un état instable, avec des phénomènes émergents transitions de phase, apparition de la turbulence, croissance cristalline, fracture des solides, etc. sont en effet entrés en résonance avec ceux qui cherchaient à s'occuper de systèmes chaotiques et complexes8.

Théoriciens et expérimentateurs s'intéressent alors à l'analogie entre transitions de phases et transitions hydrodynamiques et passent de l'étude des fluctuations critiques à celle des instabilités. Dans cette interaction, des outils conceptuels relativement anciens comme ceux d'entropie, de mouvement brownien, de marche au hasard, etc., retrouvent une certaine vigueur et des outils nouveaux s'avèrent cruciaux : fractales et auto-similarité, démarche multi-échelle, percolation, etc.I

On a assisté là à un véritable retournement épistémologique, à savoir la prise en compte indispensable et conjointe de plusieurs niveaux d'organisation de la matière, atomique, moléculaire, mésoscopique, macroscopique, sans qu'aucun d'entre eux ne soit plus fondamental que les autres et ne puisse fournir par déduction les propriétés des autres. Cette " solidarité d'échelles ", caractéristique de la physique des mélanges, contribue à instaurer une nouvelle dialectique puissante du local et du global et, de fait, s'oppose à la confiance réductionniste antérieure.

Si la circulation de concepts et de techniques d'instrumentation entre la physique microscopique et la physique des mélanges a joué un rôle incontestable, l'essor de cette dernière, ces vingt dernières années, est surtout associé, comme dans le cas de la théorie du chaos, à deux éléments. D'abord, un changement culturel est perceptible parmi divers groupes de physiciens dès la fin des années 1970 : on voit se manifester l'aspiration à une science plus proche du quotidien et à un retour au concret, une saturation, voire un rejet, à la fois de la physique des particules, hautement théorique et abstraite, et des formes d'organisation rigides qui s'étaient imposées dans les grands laboratoires de physique des hautes énergies.

L'essor de technologies et d'outils de plus en plus performants a été tout aussi déterminant. Les lasers et ultrasons ont permis que les mélanges soient comme des " boîtes transparentes " dont on peut observer et mesurer la concentration locale ou la vitesse de chacun des composants sans les détruire, ni les perturber. Ils permettent d'explorer la matière, ses défauts, les irrégularités et les dissymétries qui y apparaissent, d'étudier les transitions à la turbulence9. Enfin, la modélisation et la simulation numérique sont devenues essentielles pour explorer comment on mélange, on sépare, on opère avec divers milieux mélanges de fluides, collo•des, milieux granulés, etc. avant que des expérimentations physiques délicates ne soient entreprises.

Au-delà des objets de la vie quotidienne, la physique des mélanges concerne un vaste champ, celui de la géophysique. En effet, le sol et plus généralement la crožte terrestre peuvent être regardés comme des mélangeurs statiques particuliers, faits de l'empilement poreux de grains de petite taille. Et l'étude des mécanismes qui relient mouvements convectifs et mélange est essentielle pour la compréhension des mouvements atmosphériques et océaniques, comme de la dynamique du manteau de la Terre.

A l'instar de la théorie du chaos, la physique du mélange et des systèmes complexes utilise des outils théoriques qui l'ont quelquefois précédée : outils mathématiques de la théorie des systèmes dynamiques, résultats dans le domaine de la turbulence des fluides, concepts de la physique des phénomènes critiques. En tant que nouveau domaine carrefour, elle ne s'est toutefois pas constituée dans une dynamique de recherches a priori théoriques et fondamentales pour rencontrer ultérieurement le champ de ses applications ; au contraire elle a d'emblée eu à résoudre de " vrais " problèmes dans lesquels il fallait soit obtenir des mélanges précis , homogènes ou savamment hétérogènes , soit stabiliser des mélanges, soit encore opérer des processus d'anti-mélange pour éviter des pollutions, des diffusions dans les sols..., soit maîtriser la formation de systèmes complexes, etc. Les interactions entre science et applications, incontestablement favorisées par le retour au caractère macroscopique des phénomènes, sont allées très vite dans les deux sens.

Si la physique classique s'intéressait aux phénomènes répétables, il est incontestable que, du point de vue de ses objets, la physique d'aujourd'hui s'intéresse beaucoup à des phénomènes qu'on ne peut pas répliquer à l'identique, à des processus dans leur singularité. L'irréversibilité des processus de mélange, que ce soit dans les processus de diffusion moléculaire, de dispersion dans les milieux poreux ou dans les mélanges turbulents et chaotiques, est cruciale à cet égard. L'histoire, en ce qu'elle est une narration singulière, a fait ainsi son entrée dans les sciences physiques. Elle le fait notamment par le biais des bifurcations dans des systèmes simples de chimie, d'hydrodynamique, de sciences de l'ingénieur : à chaque bifurcation émerge le choix entre des solutions, choix qui est donné par un processus probabiliste. D'où l'insistance mise sur la notion de scénario, au sens de route possible vers le chaos. Comme dans les disciplines qui s'occupent directement du passé sciences de la terre, cosmologie ou théorie de l'évolution, un objectif scientifique légitime peut désormais être de produire des scénarios plausibles destinés à comprendre par exemple des mécanismes d'émergence ou d'auto-organisation, ou à enrichir la connaissance des possibles, sans permettre toujours de progresser dans la formulation de lois générales ou de prédire avec certitude.

Ordonné, simple, élémentaire, microscopique, structurel versus désordonné, complexe, mélangé, macroscopique, narratif... Le tableau de ces oppositions, a priori strictement épistémologiques, est donc de plus en plus brouillé. Malheureusement, il est trop souvent chargé d'exprimer directement, comme si cela allait de soi, un basculement de valeurs et un renversement de hiérarchies dans les sciences : la seconde série de caractérisations est alors connotée positivement, tandis que la première l'est négativement. Or, dans une représentation se combinent des éléments hétérogènes, non seulement épistémologiques, mais aussi sociaux, culturels, politiques, technologiques, etc., qu'il faut essayer de démêler. Une représentation est toujours partielle, elle reste toujours en concurrence avec d'autres représentations et images de la science. Gardons à l'esprit que les interactions entre représentation de la science et politique de la science, pour inévitables qu'elles paraissent, exigent toujours la plus grande vigilance.
1 C. Allègre, " Ce que je veux ", Le Monde ; La défaite de Platon, Fayard, 1995, 6 février 1999.

2 P. Bergé, Y. Pomeau, Vidal, L'ordre dans le chaos. Vers une approche déterministe de la turbulence , Ed. Hermann, Paris, 1984.

3 E. Lorenz, The Essence of Chaos , University of Washington Press, 1993.

4 A. Dahan, K. Chemla, J.-L. Chabert, Chaos et déterminisme, Editions du Seuil, coll. " Histoire des sciences ", Paris, 1992 ce livre contient notamment l'article de Y. Sina•, " L'aléatoire du non-aléatoire ".

5 K. Pomian éd., La querelle du déterminisme, coll. " Le Débat ", Gallimard, 1990.

6 C. Mira, " Some historical aspects of non l in ear dynamics. Possible trends for the future ", in Visions of non L in ear Science in the 21th Century, Séville, 1996.

7 F. Lordon, " Formaliser la dynamique économique historique ", in Economie appliquée, XLIX, 1996 ; " Modéliser les fluctuations, le changement structurel et les crises ", in Economie appliquée , 104 , 2/3, 1994 ; J. Lesourne, " L'économie de l'ordre et du désordre ", Economica , 1991.

8 P. Manneville ed., Des phénomènes critiques au chaos, actes du colloque scientifique à la mémoire de P. Bergé, CEA, direction des sciences de la matière, 1998.

9 E. Guyon, J.-P. Hulin, Granites et fumées : un peu d'ordre dans le mélange , éd. Odile Jacob, Paris, 1997
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ESSAI D'ÉPISTÉMOLOGIE RÉALISTE

 

Essai d'épistémologie réaliste
Léna Soler dans mensuel 348


Après d'autres, Elie Zahar apporte sa pierre à cette question majeure de l'épistémologie contemporaine : comment intégrer l'idée selon laquelle les théories scientifiques ne sont pas des vérités définitivement acquises fondées sur des observations irréfutables, sans pour autant verser dans le relativisme du « tout se vaut » ?

La démonstration de l'auteur porte sur la physique. Si cette science n'est pas exactement ce que l'on a cru, nous dit-il, elle reste malgré tout une activité hautement rationnelle fournissant des indications vraies sur le monde.

Zahar reprend à son compte le critère énoncé par Popper : une théorie n'est scientifique qu'à condition d'être potentiellement réfutable ou « falsifiable » par l'expérience. Mais pour se convaincre qu'il existe bien des données d'observations authentiquement vérifiables susceptibles de réfuter les hypothèses scientifiques, il faut compléter ce critère par des éléments de phénoménologie. Voici pourquoi.

L'épistémologie contemporaine a bien mis en évidence l'impossibilité de prouver, au sens fort, la vérité des énoncés d'observation « objectifs », tels qu' « Il y a un corbeau noir au point x et à l'instant t . » Difficile en effet de prouver que le corbeau existe en dehors de l'observateur, indépendamment de lui. Il est en revanche facile de vérifier l'énoncé : « il me semble voir un corbeau noir au point x et à l'instant t . » Celui-ci n'affirme pas l'existence de quelque chose d'extérieur au locuteur, mais renvoie à son monde intérieur. Ces énoncés qui peuvent être déterminés par chaque conscience individuelle, Zahar les nomme « auto-psychiques » : il suffit à un locuteur d'examiner directement son vécu immédiat pour déterminer si l'énoncé correspond ou non au contenu de ce dont il est conscient. La science aurait là matière à retrouver le fondement observationnel sûr dont on l'avait crue privée.

Adjoindre des énoncés phénoménologiques aux énoncés « objectifs » a cependant un prix : il faut encore ajouter un ensemble d'hypothèses statuant sur les liens entre eux, soit une troisième couche d'énoncés. Complication qui serait néanmoins en pratique considérablement réduite dans la mesure où la répétition et la variation des expériences permettraient, jusqu'à un certain point du moins, de cerner les hypothèses réfutées. Les théories successives retenues au terme de telles procédures de test, soutient Zahar, seraient de plus en plus proches de la vérité.

A l'appui de cette vision progressive et cumulative, l'auteur invoque l'évolution de la physique. Pour un newtonien et un bohrien, ce ne sont pas les mêmes entités et les mêmes processus qui constituent le monde. Mais on sait que les équations mathématiques de la physique relativiste peuvent être tenues pour des cas limites des équations mathématiques des physiques relativiste et quantique ; en outre ces dernières permettent de prédire plus de phénomènes que les premières. N'est-il pas improbable, insiste l'auteur, qu'une théorie « puisse réussir - par pur accident - à expliquer systématiquement tout un réseau de faits » ?

Il est donc rationnel de conclure, avec Henri Poincaré, au « réalisme structurel ». Soit à la thèse selon laquelle « les relations communes aux théories systématiquement confirmées reflètent des aspects réels » dumonde physique tel qu'il est, indépendamment de l'homme, même si l'on ne peut considérer que les objets articulés par ces relations les électrons, par exemple correspondent terme à terme à des éléments de ce monde indépendant.

L'ouvrage recèle certaines analyses fines tout à fait éclairantes : par exemple, la clarification du sens de l'affirmation - aussi fréquemment invoquée en épistémologie qu'employée de manière vague - selon laquelle les faits sont « imprégnés de théorie » .

Les développements de Zahar sont progressifs et rigoureux, parfois servis par des arguments originaux. Mais ils restent denses, et seuls les lecteurs déjà armés peuvent s'y frayer un chemin. Le recours fréquent au formalisme logique sera aussi un obstacle pour beaucoup. Heureusement, de nombreux exemples empruntés à l'histoire de la physique rétablissent un lien avec le concret.

 

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DE L'HOMME ET DE LA FEMME PRÉHISTORIQUES

 

De l'homme (et de la femme) préhistorique

En 1883, l'anthropologue français Gabriel de Mortillet publie Le Préhistorique, une somme du savoir accumulé de son temps sur la préhistoire. Savoir tout neuf encore : seulement deux décennies plus tôt, Boucher de Perthes avait produit, aux yeux de ses contemporains d'abord sceptiques, puis émerveillés, les preuves de l'ancienneté de l'Homme, et démontré que des êtres humains avaient cohabité, en des temps dont aucune écriture n'a conservé la mémoire, avec des animaux aujourd'hui éteints - le Mammouth, l'Ours des Cavernes, le Rhinocéros laineux survivant par des froids glaciaires dans la profondeur des grottes, et armé de frustes "casse-têtes" de silex taillés.

Mortillet s'était employé à donner plus de rigueur à la science commençante, et avait classé selon un ordre typologique et évolutif les cultures humaines de cet homme, que déjà on n'appelait plus "antédiluvien". En 1865 John Lubbock avait forgé les termes de "Paléolithique" pour désigner les cultures de la pierre taillée, les plus anciennes, celles des chasseurs-cueilleurs, et "Néolithique" pour nommer les plus récentes, de la pierre polie et de la terre cuite propres aux premiers temps de la sédentarisation, de l'agriculture et de l'élevage.

L'étude de l'Homme préhistorique de Mortillet se nourrissait des recherches de Boucher de Perthes dans la basse vallée de la Somme, et des magnifiques découvertes de Lartet et Christy dans la vallée de la Vézère et de la Dordogne. S'inspirant de l'évolutionnisme darwinien (ou de ce qu'il croyait en savoir) il avait décrit le devenir linéaire et progressif de l'Homme et de ses cultures, depuis les primitifs bifaces de l'Acheuléen et du Chelléen, jusqu'aux industries de l'Homme de Néandertal (le Moustiérien) et aux cultures solutréennes et magdaléniennes, caractéristiques d'Homo sapiens. Cette progression de la lignée humaine culminait avec l'Homme de Cro-Magnon, un Homme semblable à nous, au front haut et à la stature robuste, découvert en 1868 dans la vallée de la Vézère. Aux racines de cette brillante lignée, Mortillet avait forgé la fiction d'un ancêtre mi-singe mi-homme, l'Anthropopithèque, auquel on attribua une petite industrie de silex éclatés trouvés à Thenay, dans le Loir et Cher, qui devaient bientôt se révéler être de vulgaires cailloux aux cassures naturelles.

Aujourd'hui, en l'an 2000, l'image de l'Homme préhistorique a beaucoup changé. Les idées sur l'évolution se sont modifiées, la Nouvelle Synthèse depuis les années 1930 a récusé l'image d'une évolution comprise comme progrès linéaire, mettant l'accent sur la variation, le buissonnement des formes, et la notion d'une histoire contingente, et imprévisible. D'innombrables découvertes ont enrichi notre vision du passé préhistorique de l'Homme, et ce n'est plus seulement dans le Loir-et-Cher, la vallée de la Somme et de la Vézère, que l'on va chercher ses origines, mais au Moyen Orient et en Europe centrale, aux confins de l'Afrique, de l'Indonésie, de la Chine...

Le regard sur la préhistoire est devenu plus directement ethnologique, et la volonté de mieux connaître dans leur réalité les premières sociétés humaines s'est marquée par de nouvelles exigences de rigueur dans les recherches de laboratoire et de terrain. Celles-ci font appel à un arsenal méthodologique nouveau - fouilles très fines, décapage horizontal des sites, remontages d'outils, méthodes quantitatives pour reconstituer la vie. La préhistoire expérimentale, par la taille et l'utilisation d'outils, en reproduisant les gestes du sculpteur ou du peintre, s'emploie à retrouver les pensées et les démarches opératoires des Hommes de ce lointain passé. Cette approche expérimentale et cognitive vise à livrer une vision plus vivante, plus vraie, plus humaine du passé lointain de notre espèce. Enfin, la vision de l'Homme préhistorique s'est diversifiée, complexifiée, et laisse aujourd'hui la place à une réflexion sur le rôle, les rôles possibles de la femme dans la préhistoire.

Généalogie d'Homo sapiens

"L'Homme descend du Singe", affirmait Darwin, et déjà Lamarck avant lui. La théorie de l'évolution, née au XIXème siècle, a conduit à penser l'origine de l'Homme, non comme création, mais comme filiation, qui enracine notre espèce dans l'ensemble du règne animal. Dès lors, reconstituer la généalogie de l'Homme, c'est réunir et tenter de donner un sens évolutif à tous ces vestiges osseux, baptisés Ardipithecus Ramidus, Australopithecus, Homo habilis, ergaster, rudolphensis, erectus, neandertalensis, sapiens... - qui dessinent, depuis le lointain de la préhistoire africaine, la constellation de nos ancêtres ; c'est interroger la configuration des événements complexes - biologiques, culturels, environnementaux - qui ont eu lieu depuis plus de 5 millions d'années.

La multiplicité des espèces d'Hominidés fossiles connues dès les époques les plus anciennes rend désormais impossible toute conception finaliste et linéaire de ce devenir. C'est un schéma arborescent, buissonnant même, qui rend le mieux compte de la profusion des espèces d'hominidés, parfois contemporaines entre elles, qui nous ont précédés. A lidée dune progression graduelle, on a pu opposer la possibilité de processus évolutifs plus soudains et contingents : ainsi Stephen Jay Gould a pu réaffirmer, après les embryologistes du début du siècle, l'importance pour l'évolution humaine de la néoténie : celle-ci consiste dans la rétention, à lâge adulte, de caractéristiques infantiles ou même fStales, qui peut faire apparaître dans une lignée des formes peu spécialisées qui seront à lorigine de groupes nouveaux. LHomme pourrait bien être un animal néoténique, et dériver dun ancêtre du Chimpanzé qui aurait conservé à lâge adulte les traits du jeune... Un des caractères particuliers de lHomme est en effet le retard de la maturation et la rétention des caractères juvéniles : ce retard se manifeste par certains traits anatomiques : régression de la pilosité, bras courts, tête volumineuse par rapport au reste du corps, gros cerveau, front redressé, régression de la face... - , mais aussi dans sa psychologie et son comportement : longue durée de léducation, goût du jeu, plasticité du système nerveux et capacité de lapprentissage jusque tard dans la vie.... L'acquisition chez l'homme de ces traits, et leur corrélation même, pourrait être explicable par un processus simple (et accidentel) du développement.

A la quête des origines de l'Homme s'est longtemps associée celle du "berceau" de l'humanité, dont Teilhard de Chardin se plaisait à dire qu'il était "à roulettes". On l'a recherché en Asie, en Europe, mais cest l'Afrique qui aujourd'hui s'impose comme le lieu d'enracinement le plus probable de la famille des Hominidés et du genre Homo. Les découvertes des hominidés les plus primitifs connus, les Australopithèques, faites d'abord en Afrique du Sud, puis en Afrique de l'Est conduisent à penser que le berceau de la famille des Hominidés se situe dans ces régions.

La Vallée du grand Rift africain doit elle être considérée comme le lieu d'origine le plus probable de la famille des Hominidés ? Cette thèse est débattue aujourd'hui. Il se peut en effet que les découvertes nombreuses et spectaculaires dans ces sites - ainsi, celle de "Lucy", une Australopithèque très primitive datée de 3 millions d'années, dont les restes presque complets ont été découverts dans le site de Hadar, en Éthiopie en 1974 - s'expliquent plutôt par d'extraordinaires conditions de préservation des fossiles, et des conditions géologiques particulièrement favorables à ce genre de trouvailles. Aujourd'hui, le schéma de "L'East Side Story" selon lequel les premiers Hominidés seraient d'abord apparus à l'est de la Rift Valley, après le creusement de cette faille il y a 7 millions d'années, semble devoir être révisé : une mandibule d'Australopithèque découverte par le paléontologue français Michel Brunet à quelque 2500 km à l'ouest la Rift Valley, au Tchad et contemporaine de Lucy, suggère que l'histoire humaine à cette époque très reculée met en jeu des facteurs environnementaux et comportementaux plus complexes que ceux supposés jusqu'alors. Cette découverte a fait rebondir la question du berceau de l'humanité : elle oblige à penser très tôt en termes de dispersions et de migrations, et à considérer que dès ces époques lointaines du Pliocène, il y a quelque 3 millions d'années, les Hominidés étaient déjà répandus dans une grande partie du continent africain.

Selon les constructions de la biologie moléculaire, c'est entre 5 et 7 millions d'années avant le présent qu'il faut situer l'enracinement commun des Hominidés et des Grands Singes. Les restes d'Ardipithecus ramidus, découverts en Éthiopie, ont été classés en 1994 dans un genre nouveau, que son ancienneté (4,4 millions d'années) semble situer tout près de l'origine commune des grands Singes africains et des premiers Hominidés.

Le tableau de lévolution de la famille humaine inclut de nombreuses espèces d' Australopithèques, ces Hominidés dallure primitive, au front bas, à la démarche bipède, qui ont coexisté en Afrique pendant de longues périodes et dont les vestiges sont datés entre 3,5 et 1 million d'années avant le présent.

Quant aux premiers représentants du genre Homo, ils sont reconnus à des périodes fort anciennes : à Olduvai (Tanzanie) Homo habilis, à partir de - 2,5 millions d'années, a été désigné comme le plus ancien représentant du genre auquel nous appartenons, mais il coexiste peut-être en Afrique avec une deuxième espèce du genre Homo, Homo ergaster.

A partir de -1,7 millions d'années Homo erectus apparaît en Afrique, puis va se répandre dans tout l'Ancien monde : Homo erectus est un Homme de taille plus élevée, au squelette plus lourd et dont le crâne, plus volumineux et plus robuste, a une capacité d'environ 800 cm3. Il va bientôt se répandre dans les zones tempérées du globe, dans le Sud-Est asiatique, en Asie orientale, dans le continent indien et en Europe. Culturellement, il s'achemine vers des sociétés de plus en plus complexes : il développe les techniques de la chasse, domestique le feu, et autour d'1,5 millions d'années invente le biface, qui pour la première fois dans l'histoire humaine manifeste le sens de la symétrie et de l'esthétique.

Les Néandertaliens (Homo neandertalensis) semblent apparaître il y a environ 400 000 ans en Europe occidentale, mais on les trouve aussi au Proche Orient, en Israël et en Irak, entre 100 000 et 40 000 avant le présent. Ces Hominidés au front bas, à la face fuyant en museau, à la carrure massive, mais au crâne dont la capacité cérébrale est proche de la nôtre, parfois même supérieure ont prospéré en Europe de l'Ouest, au Paléolithique moyen (jusqu'il y a 35 000 ans environ), avant d'être brusquement, et de façon encore mal comprise, remplacés par des hommes de type moderne au Paléolithique supérieur. Au Proche-Orient, les choses paraissent plus complexes. Au Paléolithique moyen, les Néandertaliens semblent bien avoir été les contemporains, dans les mêmes lieux, des sapiens archaïques. Pendant plusieurs dizaines de millénaires, ils ont partagé avec eux leurs cultures. Dans ces sites du Proche-Orient, la culture "moustérienne" est associée, non pas comme en Europe aux seuls Néandertaliens, mais à tous les représentants de la famille humaine. En particulier, la pratique de la sépulture est associée non à tel type biologique d'hominidé mais à ce qu'on peut appeler la culture moustérienne, qui leur est commune.

Histoire d'amour, de guerre ou... de simple cohabitation? Sapiens et Néandertaliens ont-ils pu coexister dans les mêmes lieux, avoir, à quelques variantes près, la même culture et les mêmes rituels funéraires, sans qu'il y ait eu d'échanges sexuels entre eux ? Pour certains, il pourrait s'agir de deux races d'une même espèce, donc fécondes entre elles, et les Néandertaliens auraient pu participer au patrimoine génétique de l'homme moderne. D'autres refusent cette hypothèse, sur la foi de l'étude récente d'un fragment d'ADN de Néandertalien, qui paraît confirmer - mais de manière encore fragile - la séparation des deux espèces, et donc l'impossibilité de leur interfécondité.

Les avancées de la génétique et de la biologie moléculaire ont conduit à poser en termes nouveaux la question de l'origine d'Homo sapiens et de la diversité humaine actuelle. Au milieu du XXème siècle, Franz Weidenreich, se fondant sur l'étude des Hominidés fossiles de Chine, les "Sinanthropes", considérait qu'"il doit y avoir eu non un seul, mais plusieurs centres où l'homme s'est développé ". Selon lui, la part trop importante faite aux fossiles européens avait masqué l'existence d'importantes particularités locales chez les Hominidés du Paléolithique inférieur (par exemple entre les Sinanthropes et les Pithécanthropes de Java). Au cours de l'évolution parallèle de ces groupes isolés les uns des autres par des barrières géographiques, les différences déjà présentes à ce stade ont pu se perpétuer jusqu'aux formes actuelles. Ces idées restent aujourd'hui à la source des approches "polycentristes" qui tentent de reconstituer le réseau complexe des origines des populations humaines actuelles, héritières selon eux de formes locales d'Homo erectus, remontant à 500 000 ans, voire 1 million d'années. Cette approche, qui privilégie l'étude des fossiles asiatiques, se donne pour une critique des mythes "édéniques" en même temps que de l'eurocentrisme qui a longtemps prévalu dans l'étude de la diversité au sein de l'humanité actuelle et fossile.

Face à ces positions "polycentristes", les tenants du "monocentrisme" défendent la thèse d'un remplacement rapide des formes d'hominidés primitifs par des Homo sapiens anatomiquement modernes : ils s'efforcent, à partir de l'étude des différences morphologiques, mais aussi des données de la biologie moléculaire, de reconstituer l'origine unique de toutes les populations humaines. Ces études ont abouti à un calcul des "distances génétiques" entre les populations actuelles, et avancé l'hypothèse d'une "Ève africaine" qui serait la "mère" commune de toute l'humanité

La thèse de l'origine unique et africaine de l'espèce Homo sapiens, il y a quelque 200 000 ans, irait dans le sens d'une séparation récente des populations humaines actuelles, et d'une différence très faible entre elles. Mais elle demande à être confirmée, non seulement par de nouvelles expériences et un échantillonnage rigoureux, mais aussi par les témoignages paléontologiques, rares à cette époque dans ce domaine géographique.

La mise en place de l'arbre généalogique de la famille humaine au cours de l'histoire de la paléoanthropologie et de la préhistoire reste aujourd'hui encore l'objet de discussions, qui concernent tant les schèmes évolutifs et les processus environnementaux que les critères biologiques et culturels qui y sont à l'Suvre. Lhistoire de la famille humaine apparaît fort complexe dès ses origines : aux racines de l'arbre généalogique, entre 4 millions et 1 million d'années, les Hominidés se diversifient en au moins deux genres (Australopithecus et Homo) et un véritable buissonnement d'espèces, dont certaines ont été contemporaines, parfois dans les mêmes sites. La multiplication des découvertes, l'introduction des méthodes de classification informatisées, et les bouleversements des paradigmes de savoir, ont abouti à rendre caduque la recherche d'un unique "chaînon manquant" entre l'Homme et le singe. L'espèce Homo sapiens a été resituée dans le cadre d'une famille qui a connu une grande diversification dans tout l'Ancien Monde. Que la plupart des espèces d'Hominidés se soient éteintes est un phénomène banal dans l'histoire du vivant, et ne signifie certainement pas que la nôtre fût la seule destinée à survivre. Plusieurs dizaines de milliers d'années durant, les Néandertaliens ont prospéré et parfois même cohabité avec notre espèce - et ils se sont éteints, comme d'ailleurs la plupart des espèces vivantes, il y a seulement un peu plus de 30 000 ans, pour des raisons qui restent inconnues. Mais ils auraient pu survivre, et la vision que nous avons de nous-mêmes en eût sans doute été fortement modifiée...

Le devenir des cultures humaines

"L'évolution [humaine] a commencé par les pieds"... aimait à dire par provocation André Leroi-Gourhan, insistant sur le fait que l'acquisition la bipédie précède dans l'histoire humaine le développement du cerveau.

De fait, des découvertes récentes ont montré que la bipédie a sans doute été acquise très tôt dans l'histoire de la famille humaine, il y a 3 ou 4 millions d'années. Les études menées sur la locomotion des Australopithèques ont conclu que ceux-ci marchaient déjà sur leurs deux pieds, même s'il leur arrivait parfois de se déplacer par brachiation - en se suspendant à l'aide de leurs bras. Les traces de pas découvertes en 1977 à Laetolil (Tanzanie ) et datées de 3,6 millions d'années sont bien celles de deux individus parfaitement bipèdes, marchant côte à côte... Elles ont confirmé le fait que la station redressée et la marche bipède étaient déjà acquises par ces Hominidés primitifs, - bien avant que la taille du cerveau n'atteigne son développement actuel.

Le développement du cerveau est certainement le trait le plus remarquable de la morphologie humaine. Des moulages naturels d'endocrânes fossiles - comme celui de lenfant de Taung, découvert en 1925 - ou des moulages artificiels obtenus à partir de limpression du cerveau sur la paroi interne du crâne dautres Hominidés fossiles ont permis de suivre les étapes de cette transformation du volume cérébral, de l'irrigation et de la complexification des circonvolutions cérébrales au cours de l'évolution des Hominidés. La question reste cependant posée du "Rubicon cérébral" - elle implique qu'il existerait une capacité endocrânienne au-delà de laquelle on pourrait légitimement considérer qu'on a affaire à des représentants du genre Homo, dignes d'entrer dans la galerie de nos ancêtres... La définition, longtemps discutée, d'Homo habilis comme premier représentant du genre humain, a fait reculer cette frontière à 600 cm3... et peut-être même encore moins : il faut donc bien admettre que le développement du cerveau n'a pas été l'unique "moteur" du développement humain : il s'associe à d'autres traits anatomiques propres à l'homme, station redressée, bipédie, morphologie de la main, fabrication et utilsation d'outils, usage d'un langage articulé...

La main humaine a conservé le schéma primitif, pentadactyle, de l'extrémité antérieure des Vertébrés quadrupèdes. La caractéristique humaine résiderait dans le fait que chez l'Homme le membre antérieur est totalement libéré des nécessités de la locomotion. Mise en rapport avec le développement du cerveau, la libération de la main ouvre à l'Homme les possibilités multiples de la technicité. L'avènement d'une "conscience" proprement humaine se situerait donc du côté de ses productions techniques.

L'outil est-il autant qu'on le pensait naguère porteur de la différence irréductible de l'homme ? Éthologistes, préhistoriens et anthropologues ont cherché à comparer, sur le terrain archéologique ou expérimental les "cultures" des Primates et celles des premiers Hominidés fossiles. Ils proposent des conclusions beaucoup plus nuancées que les dichotomies abruptes de jadis. Si l'outil définit l'Homme, l'apparition de l'Homme proprement dit ne coïncide plus avec celle de l'outil. Certains grands Singes savent utiliser et même fabriquer des outil. L'étude fine de la technicité des Panidés a également conduit à en observer des formes diversifiées dans différents groupes géographiquement délimités, et certains chercheurs n'hésitent pas à parler de "comportements culturels" chez ces Singes. D'autre part, les premières industries de pierre connues sont probablement l'Suvre des Australopithèques : ces hominidés au cerveau guère plus volumineux que celui d'un gorille sont-ils les auteurs des "pebble tools" ou des industries sur éclats vieilles d'environ 2,5 millions d'années - qui ont été trouvés associées à eux dans certains sites africains ? Beaucoup l'admettent aujourd'hui ... mais d'autres restent réticents à attribuer ce trait culturel à un Hominidé qui ne se situe pas dans notre ascendance ! Il a donc fallu repenser les "seuils" qui naguère semblaient infranchissables, non seulement entre grands Singes et premiers Hominidés, mais aussi entre les différents représentants de la famille humaine.

L'Homme seul serait capable de prévision, d'intention : Il sait fabriquer un outil pour assommer un animal ou découper ses chairs -et, plus encore, un outil pour faire un outil. Instrument du travail, l'outil est lui-même le produit d'un acte créateur. Si les vestiges osseux sont rares et se fossilisent mal, d'innombrables silex taillés, des primitifs "galets aménagés" aux élégantes "feuilles de laurier" solutréennes et aux pointes de flèches magdaléniennes permettent de suivre à la trace les chemins qu'ont empruntés les Hommes, d'évaluer leurs progrès dans la conquête et la maîtrise de la nature, de percevoir la complexité croissante de leurs échanges et de leurs communications.

Les "cultures" préhistoriques ont dans le passé été caractérisées, presque exclusivement, par l'outillage lithique qui les composent. Le Moustérien, le Solutréen, le Magdalénien, ce sont d'abord des types d'outils et de techniques lithiques décrits, inventoriés, étudiés dans leur distribution statistique. Cependant les approches contemporaines tendent à élargir cette notion de "cultures" en mettant en lumière d'autres traits culturels importants, inventions techniques essentielles comme celle du feu, de l'aiguille et du poinçon, de la corde, et du tissage, structures d'habitat, organisation du groupe social, division du travail...

Aux périodes les plus récents du Paléolithique supérieur, l'art, mobilier ou rupestre, traduit le fait que l'homme a désormais accès au symbolique, à la représentation. Innombrables sont les objets en ivoire, en os ou en bois de renne, sculptés ou gravés découverts sur les sites préhistoriques, et témoignant de la fécondité artistique des chasseurs cueilleurs de la préhistoire, et de ce que ces primitifs du Paléolithique avaient un talent et une sensibilité dartistes, très proches en somme de celles de lHomme daujourdhui.

Devant ces figurations animales et humaines ou ces signes abstraits, le problème se pose de leur signification : labbé Breuil nhésitait pas à prêter un sentiment religieux à ses auteurs, et à interpréter les figures et les symboles sculptés, gravés, dessinés ou peints du Paléolithique comme la manifestation de cultes animistes et de rituels chamaniques, que l'on retrouverait chez certains peuples actuels. La thèse du chamanisme a fait l'objet d'importantes critiques, elle a pourtant été récemment reprise par le préhistorien français Jean Clottes et l'anthropologue sud-africain David Lewis-Williams, qui proposent d'interpréter les symboles de l'art paléolithique en s'inspirant de ceux du chamanisme, lisibles selon eux dans l'art rupestre des Bushmen d'Afrique australe. Cette interprétation, étayée aussi par des arguments neuro-physiologiques, ne laisse pas d'être fragile, précisément par l'universalité qu'elle suppose, excluant les lectures de cet art qui viseraient à prendre en compte son contexte particulier et son symbolisme propre

La faculté symbolique dont témoigne l'art est sans aucun doute liée aux possibilités de l'échange et de la parole. On sait que certaines régions du cerveau humain sont dévolues à la parole et le développement de ces aires cérébrales a pu être observé, dès Homo habilis, voire même peut-être chez les Australopithèques. Certaines caractéristiques des organes de la phonation (larynx, apophyses de la mandibule pour linsertion de la langue, résonateurs nasaux) sont également invoquées, mais beaucoup dincertitudes subsistent : le grognement, le cri, le chant, ont-ils été les formes primitives de l'expression humaine ? Le langage "doublement articulé" - au niveau phonétique et sémantique - existe-t-il déjà aux stades anciens du genre Homo, voire dès Australopithecus, ou apparaît-il seulement avec l'Homme moderne ? Le langage humain résulte-t-il d'un "instinct" déterminé génétiquement qui dès les origines de la famille humaine nous distingue déjà des autres primates ? ou faut-il le considérer comme un produit de la société et de la culture, contemporain de la maîtrise des symboles de l'art ?

Nouveaux regards sur la femme préhistorique

Le XIXème siècle n'avait pas donné une image très glorieuse de la femme préhistorique. Le héros de la préhistoire, de Figuier à Rosny, cest l'Homme de Cro-Magnon, armé d'un gourdin, traînant sa conquête par les cheveux pour se livrer à d'inavouables orgies dans l'obscurité de la caverne& La sauvagerie des "âges farouches" est alors prétexte à des allusions à la brutalité sexuelle, au viol. Cet intérêt pour les mSurs sexuelles des origines est sans doute l'envers de la pruderie d'une époque. Il rejoint celui que l'on commence à porter aux ténèbres de l'âme, aux pulsions primitives, inconscientes, qui s'enracinent dans les époques primitives de l'humanité.

Notre regard aujourdhui semble se transformer. Notre héros de la préhistoire, c'est une héroïne, Lucy, une Australopithèque découverte en 1974 dans le site de Hadar en Ethiopie et qui vécut il y a quelque 3 millions d'années. Innombrables sont les récits qui nous retracent les bonheurs et les aléas de son existence. Signe des temps : la femme a désormais une place dans la préhistoire.

Les anthropologues ont renouvelé l'approche de la question des relations entre les sexes aux temps préhistoriques en mettant l'accent sur l'importance, dans le processus même de l'hominisation, de la perte de l'oestrus qui distingue la sexualité humaine de celle des autres mammifères. Tandis que l'activité sexuelle chez la plupart des animaux, y compris les grands Singes, est soumise à une horloge biologique et hormonale, celle qui détermine les périodes de rut - la sexualité humaine se situe sur le fond d'une disponibilité permanente. Cette disponibilité fut sans doute la condition de l'apparition des normes et des interdits qui dans toutes les sociétés limitent les usages et les pratiques de la sexualité. Peut-être a-t-on vu alors naître des sentiments de tendresse, s'ébaucher des formes de la vie familiale, de la division du travail - et s'établir les règles morales, l'interdit de l'inceste et les structures de la parenté dont les anthropologues nous ont appris quils se situent au fondement de toute culture.

Depuis environ trois décennies, des travaux conjugués d'ethnologie et de préhistoire ont remis en cause les a priori jusque là régnants sur linanité du rôle économique et culturel des femmes dans les sociétés paléolithiques. Les recherches des ethnologues sur les Bushmen dAfrique du Sud ont ouvert de nouvelles voies pour la compréhension des modes de vie et de subsistance, des structures familiales et de la division sexuelle du travail chez les peuples de chasseurs-cueilleurs. Dans ces groupes nomades, les femmes, loin d'être passives, vouées à des tâches subalternes, immobilisées par la nécessité délever les enfants, et dépendantes des hommes pour l'acquisition de leur subsistance, jouent au contraire un rôle actif à la recherche de nourriture, cueillant, chassant à loccasion, utilisant des outils, portant leurs enfants avec elles jusquà lâge de quatre ans, et pratiquant certaines techniques de contrôle des naissance (tel que l'allaitement prolongé). Ces études ont conduit les préhistoriens à repenser l'existence des Homo sapiens du Paléolithique supérieur, à récuser les modèles qui situaient la chasse (activité exclusivement masculine) à lorigine de formes de la vie sociale, et à élaborer des scénarios plus complexes et nuancés, mettant en scène la possibilité de collaborations variées entre hommes et femmes pour la survie du groupe.

La figure épique de Man the Hunter, le héros chasseur poursuivant indéfiniment le gros gibier a vécu. Il faut désormais lui adjoindre celle de Woman the gatherer, la femme collectrice (de plantes, de fruits, de coquillages). Larchéologue américain Lewis Binford est allé plus loin en insistant sur l'importance au Paléolithique des activités, non de chasse, mais de charognage, de dépeçage, de transport et de consommation de carcasses d'animaux morts, tués par d'autres prédateurs. Des preuves dactivités de ce type se trouveraient dans la nature et la distribution des outils de pierre sur certains sites de dépeçage, et dans la sélection des parties anatomiques des animaux consommés. Si tel est le cas, des femmes ont pu participer à ces activités, et être, tout autant que les hommes, pourvoyeuses de nourriture.

Il se peut aussi que, contrairement aux idées reçues, les femmes aient été très tôt techniciennes, fabricatrices d'outils quelles se soient livrées par exemple à la taille des fines industries sur éclats qui abondent à toutes les époques du Paléolithique -, qu'elles aient inventé il y a quelque 20 000 ans, la corde et l'art du tissage de fibres végétales, dont témoignent les parures et les vêtements qui ornent certaines statuettes paléolithiques : la résille qui coiffe la "dame à la capuche" de Brassempouy, le "pagne" de la Vénus de Lespugue, les ceintures des Vénus d'ivoire de Kostienki, en Russie&

Ces Vénus paléolithiques nous donnent-elles pour autant une image réaliste de la femme préhistorique ? Si tel était le cas, il faudrait croire, comme le disait avec humour Leroi-Gourhan, que la femme paléolithique était une nature simple, nue et les cheveux bouclés, qui vivait les mains jointes sur la poitrine, dominant sereinement de sa tête minuscule lépouvantable affaissement de sa poitrine et de ses hanches &Ces Vénus ont suscité une multitude d'interprétations - tour à tour anthropologiques, physiologiques, voire gynécologiques, religieuses, symboliques. Certains, s'appuyant sur l'abondance dans lart paléolithique des images sexuelles et des objets réalistes - vulves féminines ou phallus en érection, scènes d'accouplement, corps de femmes dont les seins, les fesses et le sexe sont extraordinairement soulignés, y ont vu l'expression sans détour de désirs et de pratiques sexuels, en somme l'équivalent paléolithique de notre pornographie&

Des études féministes ont mis en cause le fait, jusque là donné pour une évidence, qu'il puisse s'agir d'un art fait par des hommes et pour des hommes. Chez les Aborigènes australiens, l'art sacré est en certaines occasions réservé aux femmes. Si on admet que l'art paléolithique a pu avoir une fonction rituelle et religieuse, ses figurations et ses objets pourraient avoir été destinés, plutôt qu'à un usage exclusivement masculin, à l'usage des femmes ou à l'initiation sexuelle des adolescentes. L'ethnologue californienne Marija Gimbutas a reconnu dans ces Vénus paléolithiques des images de la "Grande Mère", figure cosmogonique, symbole universel de fécondité, qui se retrouve au Néolithique et jusqu'à l'Age du Bronze dans toute l'Europe : ces sociétés dont les religions auraient été fondées sur le culte de la "Grande Déesse" auraient connu, de manière continue jusqu'à une époque relativement récente, des formes de pouvoir matriarcales et des formes de transmission matrilinéaires, avant d'être remplacées par des structures sociales à dominance masculine et des religions patriarcales. Cette construction, qui reprend la thèse du matriarcat primitif à lappui de thèses féministes, reste pourtant fragile : lhistoire ultérieure ne nous montre-t-elle pas que le culte de la mère peut exister dans des religions à dominance masculine, et dans des sociétés comportant une bonne part de misogynie ?

Quoi quil en soit, limage de la femme du Paléolithique a changé. Sil reste souvent à peu près impossible de désigner précisément ce qui dans les rares vestiges de la préhistoire, ressortit à lactivité de lun ou lautre sexe, ces nouvelles hypothèses et ces nouveaux savoirs, qui ne sont pas sans liens avec les transformations de nos sociétés, nous livrent une image plus vivante, plus colorée, plus ressemblante peut-être, de la femme des origines.

Conclusion

Comme tous les savoirs de l'origine, la préhistoire est un lieu inépuisable de questionnements, de rêves et de fantasmes. Elle représente un monde à la limite de la rationalité et de l'imaginaire, où peut s'exprimer le lyrisme, la fantaisie, l'humour, l'érotisme, la poésie. Mais l'imagination, en ce domaine, ne saurait être réduite à une combinatoire de thèmes fixés, archétypes ou lieux communs. Elle invente, elle crée, elle se renouvelle en fonction des découvertes et des événements, mais aussi des représentations prégnantes en un moment et dans un contexte particulier.

La préhistoire est une science interdisciplinaire, qui mobilise la géologie, la biologie, l'archéologie, l'ethnologie, l'histoire de l'art& et qui s'enrichit des développement de tous ces savoirs. Mais elle est avant tout une discipline historique, dont les documents sont pourtant beaucoup plus pauvres que ceux de l'histoire : ce sont des traces, des vestiges fragmentaires et muets, auxquels il faut donner sens, et dont l'interprétation est un lieu privilégié de projection de nos propres cadres mentaux et culturels.

Cest pourquoi on peut prophétiser sans risque que l'humanité préhistorique du XXIème siècle ne ressemblera pas à celle du XIXème ou du XXème siècle. Non seulement parce que des découvertes, suscitées ou inattendues, surgiront du terrain ou du laboratoire. Mais aussi parce que nos sociétés elles-mêmes, et la conscience que nous en avons, changeront elles aussi. Car l'Homme préhistorique a une double histoire : la sienne propre, et celle de nos représentations.

 

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